La régulation de la pêche européenne a-t-elle sauvé le thon rouge ?
Auteur Jean-Marc Fromentin (Ifremer)
À l’occasion du prochain rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité en Europe et en Asie Centrale, la FRB donnera chaque mois jusqu’à la sortie du rapport la parole à des chercheurs spécialistes de différents écosystèmes (marin, forestier, d’eau douce…) et de disciplines comme le droit, l’économie et la biologie de la conservation. Autant de domaines qui offrent chacun un éclairage précis sur les enjeux actuels pour la biodiversité en Europe.
© Jean-Pierre Bazard De nombreux stocks de poissons des mers et océans du globe ont longtemps été – et sont encore – surexploités, notamment en Méditerranée. Cette surexploitation représente un gaspillage des ressources naturelles et aussi une menace pour la biodiversité. Cependant, des travaux de recherche montrent qu’une partie des espèces pêchées vont mieux, grâce aux mesures de régulation de la pêche. C’est le cas pour les thons rouges de Méditerranée et de l’Atlantique Est. Ces bons résultats ont d’ailleurs incité la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) a autoriser l’augmentation des quotas de pêche pour cette espèce . La question posée est alors : « le thon rouge peut-il supporter cette augmentation des quotas » ?
Ces dernières décennies, les stocks de thon rouge ont été majoritairement impactés par l’essor du marché du sushi-sashimi au sein duquel il est un produit « phare » à haute valeur marchande. Selon les fluctuations des cours et la qualité du produit, le prix de base de 20 à 40€/kg peut être dépassé et atteindre 100€/kg, voire audelà pour des thons de qualité exceptionnelle. Le marché du sushi-sashimi a entraîné un rapide développement de l’embouche en Méditerranée à la fin des années 1990. L’embouche consiste à capturer les thons vivants à la senne (filet), puis à les remorquer en cages flottantes jusqu’à des cages ancrées à proximité des côtes méditerranéennes où ils sont engraissés en captivité, jusqu’à atteindre une qualité de chair conforme aux critères du marché japonais.
Cette forte valeur marchande, alliée à une gestion inefficace aux niveaux international et national, ont conduit au déploiement d’une flottille de pêche avec une capacité de capture bien supérieure à ce que pouvait supporter la population de thon rouge. En 2007, les scientifiques ont dénombré plus de 1300 bateaux (dont 200 à 300 unités de grande taille) ciblant le thon rouge en Méditerranée et Atlantique Est. La conjonction de tous ces éléments ont d’une part conduit à une augmentation vertigineuse des captures qui ont atteint le record historique de 50 000 tonnes/an dans les années 2000 et d’autre part à une forte expansion spatiale des pêcheries (industries de la pêche et zones où elles se déploient). Ainsi, au début des années 2000, le thon rouge était exploité, pour la première fois de son histoire millénaire, sur l’ensemble de son aire de répartition.
Le diagnostic de surexploitation a été établi par le comité scientifique de la CICTA dès 1996. En 1998, la réunion plénière de la CICTA mettait en place un quota qui fut fixé aux alentours de 30 000 tonnes/an entre 1998 et 2007, alors que l’avis scientifique préconisait un quota bien plus bas. De plus, ce quota était peu respecté par bon nombre de pays jusqu’en 2008, faute de contrôle et de volonté politique. En conséquence, les captures sont restées très élevées sur cette période, probablement aux alentours de 50 000 tonnes/an. A ce moment-là, tous les facteurs conduisant à l’effondrement de la population de thon rouge de l’Atlantique-est et de Méditerranée se trouvaient réunis.
Suite à l’avis alarmiste du comité scientifique de la CICTA en 2006 et aux campagnes de sensibilisation menées par les ONG environnementales, la réunion plénière de la CICTA a adopté en 2007 un plan de reconstitution sur 15 ans. Ce plan contenait dans sa première version plus d’une cinquantaine de mesures de conservation, de suivi et de contrôle des activités de pêche, telles qu’une période de fermeture de pêche de 6 mois pour les senneurs, une taille minimale passant à 30 kg (correspondant à la taille à maturité), l’interdiction de l’usage des avions pour l’aide à la pêche, le déploiement d’observateurs à bord des bateaux et surveillant le transfert des thons dans les cages et la mise en place de documents de suivi des captures afin d’assurer la traçabilité des poissons jusqu’au marché.
Le comité scientifique de la CICTA a cependant estimé que ce plan, qui différait substantiellement des propositions qu’il avait faites, restait insuffisant, notamment à cause d’un quota trop élevé (environ le double de celui préconisé par les scientifiques) et d’un manque de contrôle. Par ailleurs, l’épineuse question de la surcapacité qui est au cœur du problème de la surexploitation n’était pas traitée. Après une période de fortes tensions entre les décideurs de la CICTA, et la communauté scientifique et les ONG environnementales (qui a conduit à une demande d’inscription du thon rouge à l’annexe I de la CITES en 2010), la réunion plénière de la CICTA a décidé en 2009 de suivre l’intégralité de l’avis scientifique, ce qui s’est traduit par un renforcement des contrôles, une diminution de la surcapacité et la mise en place d’un quota fortement revu à la baisse (13 400 tonnes) pour les campagnes de pêche de 2010 à 2014.
Du fait du renforcement du plan de reconstitution et d’un réel contrôle, la situation du thon rouge s’est nettement améliorée depuis 2009. Tout d’abord les captures déclarées et rapportées au secrétariat de la CICTA ont très fortement diminué ; les captures déclarées en 2011 étaient même les plus basses enregistrées depuis 1950. Le comité scientifique de la CICTA a aussi noté une baisse significative de la pêche illégale depuis 2008. Enfin, tous les indicateurs renseignés par les pêcheries révèlent une tendance positive sur les dernières années. Les suivis scientifiques aériens indépendants montrent aussi une forte augmentation des bancs de jeunes thons rouge en Méditerranée Nord-Occidentale depuis 2009.
La perception sur l’état du stock est logiquement beaucoup plus positive que par le passé. Les évaluations de 2012, 2014 et 2017 confirment la forte diminution des mortalités par pêche sur toutes les classes d’âge et la remontée de la biomasse reproductrice. Les mortalités par pêche actuelles sont d’ailleurs très nettement inférieures au point de référence, indiquant que le thon rouge est actuellement exploité de manière soutenable. Les dernières projections permettant d’évaluer les performances du plan de reconstitution apparaissent même très optimistes puisqu’elles soutiennent une augmentation du quota jusqu’à 36 000 tonnes. Cependant les résultats de ces projections sont entachés par un grand nombre d’incertitudes qui ne sont pas encore prises en compte par les modèles mathématiques utilisés, notamment sur les niveaux futurs de recrutement (nombre de jeunes poissons issus de la reproduction atteignant une taille suffisante pour rejoindre le stock), la mortalité naturelle ou la structure de la population . Ces incertitudes affectent fortement les évaluations et peuvent faire que ce dernier avis scientifique soit trop optimiste. Il sera donc crucial d’observer attentivement les indicateurs scientifiques et des pêcheries pour voir si la reconstitution actuelle et importante du thon rouge n’est pas compromise par un rehaussement trop élevé des quotas.
L’histoire récente de la gestion du thon rouge a montré que l’amélioration de l’état d’un stock très surexploité et à forte valeur marchande peut être réalisée lorsqu’il existe une réelle volonté politique. Cependant, l’histoire de la gestion de ce stock, comme celle de beaucoup d’autres stocks de poissons, a montré que les facteurs politiques répondent d’abord aux intérêts économiques. Toutefois, dans le cas du thon rouge, c’est la forte pression des associations environnementales au cours des années 2000 qui a poussé la CICTA à accorder plus d’attention à l’avis scientifique et à mettre en place un plan de reconstitution efficace. De nos jours, le principal défi est de développer un cadre scientifique avec des objectifs de gestion clairs et robustes aux diverses sources d’incertitudes. Plus de science, moins d’incertitude et de meilleures recommandations de gestion devraient finalement se traduire par des risques moindres d’effondrement des populations de poissons, et pour les pêcheries qui en dépendent, une gestion plus durable à moyen et à long terme avec moins de risques de faillite et finalement, des revenus accrus.