La science face à la désinformation : quelle place dans le débat public ?

Directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement, Philippe Grandcolas s’interroge depuis plusieurs années sur ces tensions entre savoir et pouvoir, expertise et action. À l’occasion de la publication prochaine de son ouvrage La biodiversité, urgence planète – Notre monde vivant en danger expliqué à tous (éditions Tallandier, septembre 2025), il revient pour nous sur les blocages culturels, politiques et cognitifs qui freinent encore la transition écologique. 

Dans cet entretien, le scientifique plaide pour un sursaut collectif : repenser nos représentations du vivant, renouveler les formes de médiation scientifique, et replacer la biodiversité au cœur de nos choix de société. 

Piloter des projets participatifs

Bonjour Nils. Tu as souhaité parler de la “participation transformative “. Pourquoi est-ce important ?

 

La participation transformative est une approche qui vise à impliquer activement les citoyens et les parties prenantes dans les processus de changement social et écologique, en allant au-delà de la simple consultation, pour permettre une réelle co-construction des solutions, et aller vers leur mise en œuvre.

 

Aujourd’hui, l’enjeu fondamental est de voir comment la production scientifique peut engendrer des impacts concrets. Cela traverse les discussions menées au sein de l’Ipbes ou à la FRB et à travers le sujet de “changement transformateur” : comment les connaissances peuvent-elles contribuer à améliorer la qualité de vie et à la durabilité des écosystèmes ? Pour cela, en tant que scientifiques, il est crucial de réfléchir à la manière d’adapter nos pratiques et nos relations avec les autres acteurs pour mieux intégrer la science, la société et la politique. Cela signifie préserver la rigueur scientifique tout en augmentant le potentiel transformateur des connaissances, pour qu’elles puissent véritablement influencer et enrichir les décisions collectives ! Et il ne s’agit pas seulement de produire et transmettre “mieux” des connaissances – approche classique antérieure -, mais de s’engager dans un travail collaboratif différent avec les acteurs non scientifiques, et de construire et suivre ainsi ensemble des chemins de changement. Notre hypothèse de base est que la modélisation participative va amorcer des transformations en réponse aux besoins des acteurs.

 

 

 

 

Peux-tu nous définir ce qu’est la “participation transformative”, ses grands principes ?

 

La participation transformative repose sur plusieurs principes fondamentaux visant à engager efficacement les acteurs :

 

  • L’autonomie : l’objectif est de rendre les groupes d’acteurs capables de prendre des décisions en autonomie (se saisir des enjeux collectivement, les analyser, délibérer, planifier, s’engager et réguler), en réduisant les interventions externes ultérieures. Cela est essentiel pour gérer de manière adaptative les écosystèmes et les socio-écosystèmes dans lesquels ils sont impliqués, avec un coût réduit pour les politiques publiques.

 

  • L’inclusion sociale : une participation réussie nécessite l’inclusion de tous les acteurs concernés. Cela signifie s’assurer que chacun a la possibilité de contribuer et de faire entendre sa voix.

 

  • L’organisation collective : pour comprendre et gérer les systèmes complexes, une organisation structurée est indispensable. Cela inclut des processus de modélisation participative qui permettent aux acteurs de partager leurs visions, de définir ensemble leurs priorités et de délibérer sur des cadres normatifs partagés.

 

  • La construction de chemins partagés : les participants doivent pouvoir explorer des scénarios futurs de manière collaborative – par exemple par des jeux sérieux – puis coconstruire des plans d’action réalisables, engageants et efficients. Cette planification participative est rigoureuse et intégrative, pour engager un mouvement transformatif commun et adaptable.

 

Notre démarche s’appuie sur la création de dispositifs de participation, l’utilisation d’outils et méthodes accessibles, qui légitiment et mobilisent activement les acteurs. Au contraire de “l’acceptologie”, où les citoyens sont simplement invités à approuver des décisions déjà prises, nous défendons une approche où les acteurs s’impliquent, ensemble, dans la co-construction des solutions, la considération de futurs viables. L’élément clé n’est pas de produire un plan final, mais de créer un processus collectif qui aboutisse à une vision partagée et à des actions cohérentes.

 

 

 

 

Concrètement, comment se met en place la recherche transformative ? Comment réussissez vous, dans ton équipe, à faire travailler ensemble une grande diversité d’acteurs ?

 

Tout d’abord nous ne travaillons que dans et sur des projets de recherche intervention portés à la demande d’acteurs “de terrain” : élus, administrations, associations. L’existence d’un besoin, d’une demande est fondamentale, même si elle n’est pas initialement partagée par tous et toutes localement. Cela peut choquer certains collègues par cette dépendance assumée, mais elle est cruciale pour la mobilisation et la pertinence des travaux.

 

Nous sommes un groupe très interdisciplinaire, incluant des spécialistes de la modélisation — écologues, économistes, sociologues, et autres experts — pour élaborer des protocoles qui facilitent la coopération entre acteurs divers.

La méthode est très cadrée, elle repose sur quatre piliers : c’est pour mieux assurer un processus de collaboration et un espace de co-construction !

 

Les quatre piliers de l’approche
  • Ingénierie participative de la participation : Pour permettre aux acteurs de construire eux-mêmes leur chemin de participation décisionnelle, et le rendre légitime, nous utilisons la méthode PrePar (“Pré-Participation”). PrePar aide à définir précisément les rôles, les actions, et le pouvoir décisionnel des participants. Tout cela peut être formalisé dans un “contrat de participation” incluant un plan et une charte de participation.

 

  • Modélisation et simulation participative : La modélisation participative permet d’agréger les visions des acteurs, y compris les scientifiques, et de créer un cadre de référence commun sur leur système socio-écologique. Divers outils sont utilisés pour favoriser l’engagement, comme des jeux de rôle, désormais au sein des “jeux sérieux”. Depuis 2008, nous avons mis au point le kit Ini-Wag et sa méthodologie dérivée Créa-Wag qui permettent de créer rapidement des jeux de simulation pour discuter des enjeux territoriaux et des politiques publiques. Ces outils aident les participants à confronter leurs perspectives et à comprendre l’impact des actions et des politiques sur leur territoire.

 

  • Planification participative : l’objectif est de créer des plans d’action cohérents et efficaces qui intègrent les points de vue et intérêts des différents acteurs. Pour ce faire, les participants définissent d’abord un langage commun pour décrire les ressources nécessaires et les impacts. Ensuite, ils construisent un référentiel d’actions et génèrent un ensemble d’options stratégiques. Cela permet d’explorer les meilleures combinaisons d’actions tout en discutant des enjeux de faisabilité et d’efficience à différentes échelles.

 

  • Suivi et évaluation : pour évaluer les impacts multiples des actions et générer des connaissances scientifiques, nous avons conçu un cadre méthodologique nommé ENCORE. Mis en place depuis 2004, ENCORE permet de suivre le contexte, le processus, et ses impacts. Ce cadre incite les acteurs à réfléchir collectivement aux changements produits par le processus !

 

 

 

As-tu des cas pratiques à nous fournir où vous avez mis en place cette méthode ?

 

Notre méthodologie a été appliquée avec succès dans divers contextes à travers le monde. Voici deux exemples dans lesquels il est possible de retrouver les piliers précédents :

 

  • En Tunisie, dans le cadre d’un projet de gestion des ressources naturelles en milieu rural, nous avons conçu un système de comités de territoire garantissant une représentation équilibrée en termes de genre et d’âge, tout en distribuant le pouvoir pour une gouvernance inclusive. Soutenu par l’Agence Française de Développement, ce projet a mobilisé plus de 4 000 participants et environ 30 intervenants permanents, dans 6 gouvernorats, avec une généralisation en cours.

 

  • En 2019, nous avons travaillé sur la réforme des politiques de l’eau en Nouvelle-Calédonie. Cette initiative, menée en collaboration avec le Sénat coutumier et diverses communautés locales, a permis de redéfinir la répartition des pouvoirs dans la gestion de l’eau et de respecter les droits et besoins des populations autochtones en matière de gestion des ressources.

 

 

 

 

En somme, les approches de “participation transformative” ont démontré leur efficacité dans divers contextes ?

 

Oui, ancrée dans la modélisation participative et l’inclusion active des acteurs, les expérimentations de “participation transformative” ouvrent la voie à des transformations réelles et durables, adaptant la recherche scientifique aux besoins concrets des sociétés et des écosystèmes. En revanche, nous cherchons encore les chemins d’une généralisation et d’un impact à l’aune des défis actuels.

 

 

 

Vous souhaitez approfondir ces concepts et les exemples cités ? Vous pouvez consulter le livre Transformative Participation for Socio-Ecological Sustainability, accessible librement en ligne. 

 

Consulter le livre en ligne (ENG)

 

Hassenforder E., Ferrand N. (eds). Transformative Participation for Socio – Ecological Sustainability – Around the CoOPLAGE pathways. Editions Quae, 2024. 270 pages

 

Les oiseaux face à la pollution sonore en milieu urbain

Bonjour Michela. Tu as souhaité nous parler de la pollution sonore et de ses effets sur la biodiversité. Mais qu’entends-tu par “pollution sonore” et pourquoi est-il important de l’étudier ?

 

La pollution sonore désigne les bruits indésirables ou nuisibles générés par les activités humaines, telles que la circulation routière, aérienne, les chantiers ou encore les activités industrielles. Elle se caractérise généralement par des niveaux sonores dépassant 55 décibels. L’intensité du bruit est souvent liée à l’imperméabilisation des sols, et les effets de cette pollution peuvent s’étendre jusqu’à 2 km autour des axes routiers. Pour mieux comprendre l’ampleur de ce phénomène, il est possible de représenter spatialement la distribution de ces sources de bruit à travers des cartes détaillant les niveaux sonores à l’échelle nationale. En France, cette cartographie révèle qu’il ne reste que quelques zones véritablement silencieuses, principalement situées dans les massifs montagneux des Alpes et des Pyrénées. Selon l’Agence Européenne pour l’Environnement (AEE), en Europe, ces nuisances sonores toucheraient environ 125 millions de personnes, soit un Européen sur quatre, et constituerait un problème majeur de santé publique !

 

Le bruit n’a pas seulement des conséquences sur les humains ; il perturbe également la faune. Chez de nombreuses espèces animales, le son est crucial pour la détection des prédateurs, la communication ou la localisation des proies. Cependant, le bruit anthropique – généré par les activités humaines – tend à masquer les sons naturels, perturbant ainsi les comportements des animaux. De plus, ces bruits indiquent souvent la présence d’une source perturbante, ce qui pousse les animaux à fuir ces zones bruyantes. Bien que les impacts du bruit sur la faune sauvage soient activement étudiés par la communauté scientifique, ils restent souvent négligés lors de l’élaboration des politiques environnementales.

 

 

 

Dans le projet Acoucène, vous travaillez sur les effets de la pollution sonore sur les oiseaux, mais pourquoi s’intéresser aux oiseaux ?

 

Dans le cadre du projet FRB-Cesab Acoucène, nous nous intéressons au chant des oiseaux, car il joue un rôle central dans leur vie : il sert à rechercher des partenaires, à défendre leur territoire et à assurer la garde parentale. Les oiseaux dépendants donc fortement des sons, ils sont particulièrement sensibles à la pollution sonore. Cette dernière provoque chez eux un stress accru, perturbe leur communication, réduit leur taux de reproduction et leur survie. Sur le cours de plusieurs générations, la sélection naturelle dans des habitats bruyants peut même induire des modifications génétiques et des réponses adaptatives.

 

C’est pourquoi, étant des indicateurs clés de la biodiversité et très vulnérables au bruit, l’étude des oiseaux est cruciale, notamment pour la création d’une carte des réseaux de communication animale. Cartographier la présence de “barrières sonores” dans les habitats permettrait d’identifier et de localiser les zones riches en biodiversité, où la diversité sonore naturelle est préservée et peu affectée par les bruits anthropiques. Cette carte servirait à repérer la fragmentation acoustique dans le paysage ainsi que des zones jugées comme problématiques, c’est-à-dire des lieux où des mesures locales pourraient être mises en place pour limiter les nuisances de la pollution sonore.

 

 

 

 

D’accord, je comprends déjà mieux l’intérêt d’étudier l’impact de la pollution sonore sur les oiseaux ! Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur les études que vous avez menées depuis le début du projet ?

 

Tout d’abord, nous avons analysé des enregistrements des chants en France de 117 espèces d’oiseaux sous différents aspects : la fréquence, la complexité, le rythme et la durée des chants. Ces caractéristiques acoustiques permettent de comprendre la diversité ainsi que la spécificité du chant de chaque espèce. Nous avons également intégré des données provenant de plusieurs sources d’observation citoyennes et scientifiques. Par exemple, le Suivi Temporel des Oiseaux Communs (STOC) nous offre des données sur l’abondance des espèces tandis que des atlas ornithologiques fournissent des informations sur leur présence ou absence en France. Enfin, nous avons utilisé la plateforme Xeno-Canto, un site collaboratif de partage d’enregistrements sonores d’animaux sauvages. Cela nous a permis de travailler sur une base impressionnante de 24 936 enregistrements : de quoi extraire où et quand les oiseaux chantent le plus souvent !

 

 

Ces données nous ont aidés à répondre à deux grands objectifs :

 

  • Le premier était de comprendre comment les communautés acoustiques varient en fonction de l’occupation des sols et du climat. Les résultats sont fascinants : les communautés d’oiseaux montrent des différences significatives dans leurs caractéristiques acoustiques selon leur environnement. Par exemple, en milieu urbain, nous avons trouvé que les chants tendent à être plus complexes, mais aussi plus courts et avec des fréquences moins élevées. Cela pourrait s’expliquer par une propagation sonore limitée, rendant ces chants moins adaptés à ces milieux.

 

  • Le second objectif visait à explorer la tolérance des espèces au bruit anthropique. Il existe des variations temporelles intéressantes entre espèces : certaines espèces, comme le moucherolle pie, chantent principalement au crépuscule, tandis que d’autres, comme la mésange charbonnière, vocalisent tout au long de la journée. Nous avons montré que de nombreuses espèces chantent jusqu’à 60 % du temps durant les heures de pointe humaines, ce qui reflète un risque plus élevé d’être masqué par la pollution sonore. Pour mesurer ce risque de masquage acoustique, nous avons simulé des mélanges de chants naturels avec du bruit ambiant, et il est vite devenu évident que certaines espèces deviennent difficilement reconnaissables dans ces conditions.

 

 

Ces résultats nous donnent non seulement une meilleure compréhension des impacts du bruit sur les oiseaux, mais aussi des pistes pour mieux protéger ces espèces face à un environnement de plus en plus bruyant en raison de l’expansion future des zones urbaines et de l’augmentation de la population humaine.

 

 

 

Comment ces résultats peuvent-ils être utilisés sur le terrain, par les acteurs dans les territoires ?

 

Nous avons réalisé une carte préliminaire montrant la vulnérabilité des oiseaux à la pollution sonore en France, en se basant sur le risque de masquage et le niveau de pollution sonore actuels. Cette carte permet d’identifier les zones présentant des vulnérabilités élevées au bruit, ainsi que les zones qui pourraient bénéficier de mesures de réduction.

Carte des risques posés par la pollution sonore sur le chant des oiseaux (cellules de 10 km2).

Les pixels en violet indiquent des zones avec un bruit élevé et un risque élevé pour les oiseaux, les pixels en bleu indiquent des zones avec un niveau de bruit faible à moyen mais une vulnérabilité élevée pour les oiseaux, les pixels en vert indiquent des zones avec un bruit élevé mais un risque faible pour les oiseaux, et les pixels en jaune indiquent des zones avec un niveau de bruit faible à moyen et un risque faible pour les oiseaux.

 

 

 

Tu parles de mesures de réduction du bruit, comment aller plus loin ?

 

Pour aller plus loin, il faudrait mener des enquêtes à plus petite échelle dans les zones identifiées comme particulièrement vulnérables. Ces études ciblées permettraient d’identifier et de localiser précisément les points noirs de bruits afin d’adopter des mesures efficaces pour en atténuer les effets.

 

 

Deux approches principales s’offriraient alors :

 

  • La première consisterait à réduire directement les sources de bruit dans ces environnements sensibles comme abaisser les limites de vitesse, installer des barrières acoustiques ou encore planter des arbres qui joueraient le rôle d’écrans naturels contre les nuisances sonores.

 

  • La seconde approche viserait à protéger et améliorer la continuité des habitats exempts de bruit pour permettre aux populations animales de mieux se déplacer et de s’adapter. En facilitant les connexions entre différents espaces naturels, on pourrait non seulement atténuer les effets négatifs du bruit sur certaines espèces, mais aussi renforcer leur résilience face à d’autres pressions environnementales.

 

 

Ces actions, qu’il s’agisse de réduire le bruit à la source ou de rendre les habitats plus accessibles, constitueraient des solutions concrètes et applicables pour mieux protéger les communautés sauvages dans des environnements de plus en plus bruyants.

 

 

 

Plus d’informations sur le groupe : 

 

 

En apprendre plus sur les impacts évolutifs des activités anthropiques :

ATLASea : un atlas de génomes marins

Qu’est-ce que le projet PEPR ATLASea ?

 

Avant de s’intéresser à le définir, il est important de comprendre pourquoi il est important ! Les approches systématiques sont cruciales afin de dresser des inventaires de biodiversité, notamment pour obtenir des génomes. Le génome est comme une pelote de laine compacte dans le noyau des cellules, où chaque fil d’ADN porte des instructions qui codent le vivant. Séquencer un génome, c’est dérouler et enregistrer toutes ces informations.

 

Au niveau international, l’échelle génomique est en pleine activité, avec des nombreux projets globaux tels que :

 

C’est dans ce cadre, en tant que contribution dans ces initiatives plus générales, que la France a choisi de participer à l’effort international en lançant un PEPR (Programme et Équipement Prioritaire de Recherche). Ce dispositif français, dédié au financement de la recherche publique, s’inscrit dans le plan France 2030. Nous avons eu la chance d’être sélectionnés pour le programme ATLASea, dont l’objectif est de séquencer, sur une période de huit ans, le génome de 4 500 espèces marines de métropole et des territoires ultramarins.

 

 

Ce projet AtlaSEA est coordonné par Hugues Roest Crollius, chercheur au CNRS et Patrick Wincker, directeur du Génoscope. Le Génoscope est le centre national de séquençage qui s’est chargé il y a plus d’une vingtaine d’années du génome humain et qui est désormais largement tourné vers le séquençage de la biodiversité. Il y a également de nombreux partenaires qui viennent étayer ce projet, et qui unissent leurs forces afin d’explorer la biodiversité marine que l’on connaît encore mal.

 

 

Comment vous y prenez-vous pour construire cet Atlas ?

 

Le projet ATLASea s’articule en trois chevrons :

  • DIVE-Sea : récolte des données, référence des spécimens. C’est la partie que je coordonne ! Le tout est ensuite transféré au deuxième chevron …
  • SEQ-Sea : s’occupe du séquençage et de l’annotation des génomes, une étape qui est réalisée Génoscope.
  • BYTE-Sea : réalise la mise à disposition et l’analyse des génomes obtenus. Cette étape est coordonnée par le CNRS, l’IFB et d’autres partenaires.

 

 

Nous nous concentrons exclusivement sur la biodiversité française, en échantillonnant tout au long de la Zone Économique Exclusive (ZEE). La carte ci-dessus montre l’étendue des données dont nous disposons actuellement. La majorité de ces données est concentrée le long des côtes, avec quelques radiales correspondant aux campagnes récurrentes de l’Ifremer pour évaluer les stocks halieutiques. En effet, pour le projet ATLASea nous nous appuyons sur des moyens à la mer existants, c’est-à-dire ceux des stations marines ainsi que ceux mobilisés par les campagnes Ifremer. Notre échantillonnage est structuré par l’exploration de divers gradients, tels que les zones de transition terre-mer ou encore les différents niveaux de préservation.

 

En métropole, nous prévoyons de séquencer 3 900 génomes, auxquels s’ajouteront 600 génomes issus des zones ultramarines. L’année dernière, nous avons déjà mené une campagne d’échantillonnage en Nouvelle-Calédonie, et je me prépare à partir pour les îles périphériques de la Guadeloupe. D’autres campagnes sont également prévues, notamment à Saint-Paul et Amsterdam, en Polynésie, à Mayotte… Autant de territoires fascinants que nous avons à cœur d’étudier.

 

 

Vous dites séquencer 4 500 espèces, est-ce que c’est beaucoup, ou en tous cas suffisant pour représenter la biodiversité marine ?

 

Effectivement, la question mérite d’être posée ! Le long des côtes métropolitaines, l’Inventaire National du Patrimoine Naturel (INPN) répertorie 13 600 espèces, dont plus des trois quarts sont des animaux. Le quart restant se compose de plantes (comme la posidonie de Méditerranée ou les algues vertes et rouges), de chromistes, de champignons, et de quelques unicellulaires. Nous souhaitons explorer chacune de ces lignées pour produire des génomes.

 

Le saviez-vous ?

La biodiversité animale recouvre une grande diversité de groupes taxonomiques. Chez les organismes marins, les arthropodes sont le groupe le plus représenté, suivis par les mollusques, les annélides, et enfin les chordés, qui incluent les poissons. Lorsque l’on évoque la “biodiversité marine”, on pense souvent aux poissons, mais en réalité, il faudrait d’abord penser aux crevettes, aux vers et aux mollusques !

 

La vie est apparue dans les océans, et de nombreuses lignées ne se trouvent que dans le milieu marin. D’un point de vue phylogénétique, il est donc extrêmement intéressant pour nous de pouvoir produire des génomes pour chacun de ces grands groupes.

En définitive, nous travaillons, bien sûr, sur les groupes taxonomiques les plus représentés, mais nous veillons également à échantillonner au sein de chaque groupe pour refléter au mieux la diversité du vivant.

 

 

Concrètement, comment se passe la récolte de données sur le terrain ?

 

Nous allons chercher les organismes sous l’eau soit en plongée soit à l’aide d’engins tels que des dragues de 80 cm, puis nous les ramenons à terre où nous avons mis en place une chaîne de tri. Les échantillons ramenés sont fractionnés par classe de taille à l’aide d’une série de tamis. Chaque fraction de taille est triée par grand phylum puis les taxonomistes identifient les spécimens le plus finement possible. Ensuite chaque spécimen vivant est photographié, afin de conserver une information sur ses couleurs avant d’être conservé dans l’alcool qui les fait disparaître. Nous nous attachons donc à documenter toutes ces étapes.

 

 

Pourriez-vous nous donner un exemple de toute cette chaîne de procédés, de la capture sur le terrain jusqu’à la mise en ligne du génome ?

 

Bien sûr ! Je vous invite à me suivre à travers le parcours de la praire Venus verrucosa, un mollusque bivalve, et première espèce intégrée dans le projet ATLASea.

 

Source : Dominique Horst

 

En avril 2022, ce spécimen a été récolté sur le terrain, à la station marine de Roscoff. Après la récolte, une phase d’identification a eu lieu avec le soutien de notre réseau de taxonomistes (pour la praire, cette étape n’était pas trop complexe). Ensuite est venu le séquençage du génome. Comme le séquençage est une initiative internationale, nous devons d’abord vérifier que la praire n’est pas déjà en cours de séquençage dans un autre projet. Il s’est avéré qu’elle faisait partie des espèces d’intérêt pour le projet Darwin Tree of Life, mais comme nous avons été les premiers à la collecter, nous avons pu lancer notre propre séquençage.

 

Les spécimens ont été photographiés, puis le Génoscope a pris le relais. Les tissus ont été prélevés avec soin pour éviter toute contamination, puis l’ADN a été conservé à l’aide de la technique de congélation rapide (“flash freezing”). Cette méthode, qui consiste à plonger le spécimen dans de l’azote liquide et à le conserver à -80°C permet d’éviter la dégradation de l’ADN. Les tissus de cette praire ont ensuite été analysés avec différentes techniques de séquençage en parallèle pour établir son génome de référence. L’objectif est d’obtenir la carte chromosomique complète de chaque séquence, en utilisant la technique HiC, ainsi qu’une grande profondeur de séquençage pour garantir la précision des données. Pour annoter les génomes et comprendre la fonction des gènes, la méthode la plus efficace est d’extraire et séquencer l’ARN. Au total, au moins quatre séquençages différents sont réalisés en parallèle pour chaque spécimen.

 

Et voilà, notre praire est désormais le premier génome entièrement séquencé du projet ATLASea ! Elle est désormais répertoriée sur un tableau de bord public (ici !), où l’on peut retrouver le génome obtenu, ainsi que visualiser une carte de distribution de l’espèce, semblable à celles produites par le GBIF (Global Biodiversity Information Facility, soit le Système mondial d’information sur la biodiversité).

 

 

Ok j’ai compris, séquencez-les tous ! C’est bien beau, mais les séquencer pour quoi faire ?

 

Ce projet nous permet de plonger au cœur de la taxonomie, un enjeu majeur pour la recherche. Aujourd’hui, environ 250 000 espèces ont été découvertes dans le milieu marin, et chaque année, en moyenne, 2 700 nouvelles espèces s’ajoutent à cette liste. On estime que la biodiversité marine encore inconnue est aussi vaste que celle des milieux terrestres. Ainsi, on évalue qu’il reste environ 80 % de la biodiversité marine à découvrir.

 

Au-delà de l’intérêt taxonomique, cette vaste banque de données génomiques que nous construisons peut avoir de multiples applications, comme en phylogénomique ou encore en génomique comparative. Dans le cadre des PEPR, l’ANR va lancer des appels à projets thématiques que nous avons choisi d’articuler autour de deux axes :

  • L’étude des voies métaboliques menant à des molécules d’intérêt, un sujet de recherche fondamentale avec des applications biotechnologiques.
  • L’étude des espèces envahissantes, avec des applications plus orientées vers la conservation de la biodiversité.

Tant de possibilités intéressantes en perspective !

Les formes de pouvoir à l’œuvre dans les processus participatifs : un levier pour des actions de conservation plus efficaces ? Rencontre avec Lou Lecuyer

Depuis 2021, les membres du projet FRB-Cesab PowerBiodiv tentent de mieux comprendre comment les multiples dimensions du pouvoir imprègnent ces processus et comment cette compréhension peut conduire à leur amélioration dans un objectif de conservation de la biodiversité. Une quinzaine de chercheuses et chercheurs internationaux mettent ainsi en commun leurs expertises en science politique, sociologie, biologie de la conservation, géographie, facilitation, écologie et anthropologie. Fin mai 2024, une partie de leurs résultats a été publiée dans la revue internationale People and Nature. Rencontre avec Lou Lecuyer, post-doctorante sur ce projet.

 

 

  • Les travaux du groupe PowerBiodiv ont permis d’établir une typologie des formes de pouvoir, c’est notamment ce que vous mettez en avant dans le dernier article publié. Pouvez-vous nous expliquer le cadre conceptuel que vous proposez  ?

 

Nous sommes partis du constat que, bien que l’importance des relations de pouvoir soit de plus en plus reconnue comme un facteur clé pour obtenir de meilleurs résultats dans les processus participatifs pour la biodiversité, peu de publications s’appuient sur la théorie existante ou expliquent comment prendre en compte le pouvoir. Nous avons donc exploré d’autres domaines, comme celui du développement, pour voir ce qui avait été écrit à ce sujet et avons décidé de nous inspirer du cadre théorique proposé par Just Associates en l’appliquant à des cas concrets sur lesquels nous avons travaillé.

Notre cadre reconnaît qu’il existe toujours plusieurs dimensions de pouvoir en jeu, parfois simultanément (cf Figure ci-après). Le “pouvoir sur” est ainsi constamment remis en question par le “pouvoir transformateur” (par exemple, les mouvements de résistance) et cela peut se manifester dans différentes arènes, de diverses manières, et à travers plusieurs échelles.

 

Figure : Cadre des dimensions multiples du pouvoir adapté du cadre du pouvoir de Just Associated (2023) et de l’Institute of Development Studies (Gaventa, 2006) et du Power Cube. (Adapté de Lecuyer et al. 2024)

 

 

Par exemple, dans le cas d’un processus participatif visant à décider des moyens de gestion d’un parc dans le nord de la Thaïlande, il fallait surmonter une forte dimension systémique. Les minorités ethniques y étaient perçues par les décideurs, employés du parc et personnes extérieures, comme inéduquées et utilisant des pratiques polluantes pour le bassin versant. Passer au-dessus de ces aprioris a demandé la mise en place d’une démarche qui prenait en considération les différentes dimensions du pouvoir – les femmes sont ainsi venues en plus grand nombre, permettant d’ouvrir plus largement l’espace de dialogue et mobilisant leur “pouvoir avec”. En parallèle, le directeur du parc a aussi utilisé une forme de “pouvoir de” en décidant de ne pas prendre parti à certaines étapes du processus, limitant l’impact possible (cf Figure). Dans un cas comme celui-ci, l’utilisation du cadre en amont des processus permettrait de mieux anticiper cela, en identifiant que, si les femmes viennent en plus grand nombre, elles sont plus à même de prendre la parole et en mettant donc en place les stratégies nécessaires pour faire venir plus de femmes ; ou bien de mettre des stratégies en place pour s’assurer de la participation des personnes qui ont les pouvoirs de décisions. 

 

 

  • Quelle place tiennent les connaissances scientifiques dans ce cadre conceptuel ? En particulier, quelle est place est donnée à l’incertitude, à la fois comme composante systémique ou comme mécanisme d’influence, dans les dynamiques de pouvoir ?

 

Les connaissances scientifiques sont le fondement de notre cadre conceptuel, qui repose sur les travaux théoriques et empiriques de nombreux auteurs, notamment les travaux de Lukes sur les dimensions du pouvoir. Nous avons choisi cette représentation, car elle permet de considérer le pouvoir à différents niveaux : à la fois au niveau des acteurs (leur capacité à agir seuls ou en groupe) et au niveau structurel (intégré dans notre manière de percevoir et de penser le monde, ou dans la reconnaissance de certaines connaissances au détriment d’autres).

L’incertitude peut s’exprimer à différents niveaux. Dans les arènes du pouvoir, l’incertitude peut être utilisée pour maintenir le statu quo et repousser l’action, se manifestant ainsi par des stratégies cachées. Dans les dimensions du pouvoir, l’incertitude réelle peut affecter le “pouvoir de”, le manque de connaissance limitant la capacité d’agir.

Le pouvoir est souvent lié aux questions de connaissance et donc d’incertitude. Il est crucial de se demander quelles connaissances sont prises en compte, considérées comme légitimes, et influencent la prise de décision. Ces questions sont essentielles dans les processus participatifs pour la biodiversité.

 

 

  • Les résultats de vos recherches amènent à l’idée que le changement transformateur (concept fort de l’Ipbes) passe par un changement des dynamiques de pouvoir, pouvez-vous nous en dire davantage ? Quel enjeu y a-t-il notamment à prendre en compte davantage les non-humains dans ces processus ?

 

L’importance des dynamiques de pouvoir pour induire des changements transformateurs est reconnue depuis longtemps. Ce qui nous semblait important cependant était de savoir, une fois que l’on dit que les relations de pouvoir sont importantes, comment pouvons-nous les analyser ? Il s’agit de ne pas se concentrer uniquement sur le pouvoir coercitif, mais aussi sur le pouvoir d’agir, car pouvoir et contre-pouvoir sont toujours en relation.

Nous avons également cherché à comprendre comment les questions de biodiversité influencent ces dynamiques de pouvoir. Nos études de cas montrent des situations variées : certaines compagnies utilisent leur pouvoir lors de ces processus pour essayer de privatiser des ressources, entraînant une perte de biodiversité, tandis que certains processus participatifs pour la biodiversité, en essayant d’améliorer la conservation des espèces, risquent de renforcer les inégalités existantes entre participants si elles ne prennent pas en compte les dynamiques de pouvoir en place. Dans certains cas, les connaissances scientifiques dominent le processus, tandis que dans d’autres, différentes formes de connaissance sont prises en compte. Je reconnais que en revanche aucun des cas utilisés dans l’étude n’a tenté de représenter explicitement les non-humains. Cependant, grâce à l’expérience des professionnels de la facilitation impliqués dans notre groupe, nous suggérons que des approches plus sensibles, telles que l’utilisation de représentations artistiques comme le théâtre forum ou de nouvelles formes de narrations plus proches de l’histoire contée que du rapport scientifique, pourraient aider à mieux les intégrer.

 

 

  • Concrètement, comment les enseignements tirés de vos travaux peuvent-ils être opérationnalisés de manière à en voir les effets vertueux, pendant ou en amont d’un processus participatif ?

 

Ce cadre théorique constitue la première étape de notre projet. À partir de ce cadre, nous avons élaboré une grille d’analyse pour mener une revue systématique de la littérature (ndlr : une méthode robuste de synthèse de connaissances), afin de mieux comprendre le lien entre la prise en compte des multiples dimensions du pouvoir et les impacts sur la biodiversité. Bien que ce travail soit en cours, nous constatons déjà qu’il existe peu de publications détaillant à la fois les relations de pouvoir dans les processus participatifs en lien avec la biodiversité et les impacts de ces processus sur la biodiversité. Cependant, nous pouvons identifier quelles dimensions du pouvoir sont fréquemment analysées (comme le “pouvoir avec”, à travers des questions de confiance, par exemple) et lesquelles le sont moins (comme les questions de pouvoir caché et invisible).

Nous travaillons également à utiliser ce cadre théorique comme grille de lecture pour développer des pratiques réflexives sur les dimensions de pouvoir avant, pendant ou après un processus participatif. En tant que commanditaires, organisateurs, facilitateurs ou participants d’un processus participatif, vous pouvez vous interroger sur les dimensions de pouvoir en jeu : Y a-t-il des différences systémiques entre les participants qui permettent à certains d’être plus influents ? Que se passe-t-il en dehors du processus  participatifs pour la biodiversité qui pourrait avoir un impact sur celui-ci ? Quelles alliances existent ou se forment au cours du processus ? Etc.

Enfin, un dernier axe sur lequel nous souhaitons travailler est de déterminer, une fois l’analyse des dimensions de pouvoir réalisée, comment utiliser ces informations. Comment les communiquer ? Quels sont les risques ? Quel est notre rôle en tant que représentant institutionnel, chercheur ou facilitateur face à ces dimensions de pouvoir ? Avons-nous le courage de parler ouvertement des relations de pouvoir ?

La Zone Atelier face à l’usage de pesticides avec Sabrina Gaba

Pourquoi as-tu choisi de nous présenter ce projet de la zone atelier en particulier ?  

 

J’ai choisi de présenter ce projet car il est relativement atypique dans sa conception et dans sa forme. Ce projet débuté en 2021 rassemble des partenaires issus du monde associatif, et un consortium de chercheurs en écologie, en écotoxicologie mais aussi en épidémiologie médicale, animale et végétale. Il aborde la santé du territoire, en l’occurrence ici celle d’un territoire rural dans le contexte actuel des enjeux d’alimentation, d’agriculture et de santé. Un des enjeux est la sortie de l’usage intensif des pesticides sans impacter la production agricole et la viabilité des exploitations et en préservant l’environnement et la biodiversité. 

 

Le plan Ecophyto et la loi Egalim ont été mis en place pour répondre à ces enjeux. Peux-tu nous en dire plus ?  

 

Le plan Ecophyto est né du Grenelle de l’environnement en 2007. A l’époque, il s’appelait plan Ecophyto 2018 et avait pour objectif de réduire de 50 % l’usage des pesticides entre 2008 et 2018. En termes de coûts, cela a représenté plusieurs milliards d’euros, dont 400 millions d’euros par an de fonds publics. Rétrospectivement, on s’aperçoit que malgré ces efforts, les ventes de pesticides sont restées globalement constantes ces 13 dernières années, avec 20% de ces ventes qui correspondent à des substances cancérigènes/mutagènes et ayant des conséquences sur la fertilité. Surtout, il existe une hétérogénéité très importante sur le territoire des ventes de ces molécules : nous ne sommes pas tous exposés aux mêmes molécules et aux mêmes quantités.   

La loi Egalim en 2017 avait également pour objectif de garantir une alimentation de qualité et un juste prix aux agriculteurs. La crise agricole actuelle met en évidence les limites de ces politiques publiques. 

Ventes de pesticides ces dernières années, en millions d'hectares par année
Ventes de pesticides ces dernières années, en millions d’hectares par année

 

Pourquoi les pesticides sont-ils si pointés du doigt ?  

 

Il y a, d’une part, les liens entre usages des pesticides et le déclin de la biodiversité (comme l’a établi, entre autres, l’étude phare sur les insectes Hallmann et al. 2017, qui documente une diminution de plus de 75 % de la biomasse des insectes des aires protégées d’Allemagne au cours des 27 dernières années). On retrouve également des pesticides ou des métabolites de ces molécules dans de nombreux compartiments de l’environnement y compris dans des sols de parcelles d’agriculture biologique qui n’ont pas été soumis à des pesticides depuis plusieurs années. D’autre part, les liens entre pesticides et santé humaine ont aussi été documentés. En 2021,l’expertise Inserm a révélé des liens entre des pathologies (lymphomes, cancers de prostate, maladie de Parkinson) et l’exposition aux pesticides des travailleurs agricoles.

 

Cela pose donc plusieurs enjeux : l’enjeu de réduction d’usage des pesticides, mais aussi celui de l’exposition aux pesticides et des impacts de ces expositions. L’exposition est complexe car il s’agit dans la plupart des cas d’une exposition chronique, à un cocktail de molécules, à des doses faibles et via de multiples sources d’exposition et sur de multiples organismes (humains, non-humains). Tout cela conduit à une nouvelle approche de la santé, ce qui a mené au projet Santé des Territoires de la ZA Plaine & Val de Sèvre que nous avons voulu inscrire dans le cadre EcoHealth.  

 

Quelle est l’ambition de ce projet ?  

 

Ce projet a pour double objectif de : (1) démontrer le rôle de la biodiversité pour la santé, et (2) de rendre le concept “une seule santé”* opérationnel plutôt qu’incantatoire. Il s’agit de comprendre comment la biodiversité, par des mécanismes qui lui sont propres (au niveau local via la bioaccumulation par exemple mais aussi à l’échelle du paysage) peut réduire notre exposition aux pesticides et l’impact que cela pourrait avoir sur notre santé.   

 

(*) Le cadre “une seule santé”, un concept apparu avec la question des zoonoses (notamment avec la maladie de Creutzfeld Jakob et de la vache folle) créant un lien très fort entre la médecine vétérinaire et la médecine humaine. Le choix de l’approche « Ecohealth » plutôt que « One health » met en avant le rôle de la biodiversité et celle des solidarités via les liens entre humains et nature. 

 

Comment étudier ce concept d’une seule santé en « pratique » dans un territoire ?  

 

La ZA Plaine & Val de Sèvre est un site agricole de 450 km² avec des paysages contrastés comprenant des zones de bocages, des zones de plaines céréalières intensives. Le territoire couvre 24 communes, 34 000 habitants, plus de 400 fermes et 24 établissements scolaires.  

Ce territoire est particulièrement intéressant d’un point de vue scientifique car il fait l’objet de suivis de long terme, depuis près de 30 ans maintenant. Des suivis de biodiversité depuis 1994, des pratiques agricoles depuis 2006, de consommation alimentaire depuis 2019 et sur la perception de la nature et de la santé chez les habitants des territoires depuis 2021. Des suivis d’usage des sols ont également été réalisé permettant de connaître la répartition de l‘agriculture biologique et des haies. Cette connaissance est utilisée pour mettre en place un « design spatial semi expérimental » 

 

La joie de vivre, Heni Matisse, huile sur toile, 1905-1906
La joie de vivre, Heni Matisse, huile sur toile, 1905-1906

 

Qu’est que ce design permet ? Quelles sont les méthodes d’étude de ce territoire ?  

 

Ce projet vise à comprendre comment les rôles de la biodiversité et des paysages sur l’exposition aux pesticides et son impact dans l’objectif de co-concevoir des solutions pour réduire exposition et impact. En absence d’une connaissance fine des usages de pesticides sur l’ensemble du territoire, nous utilisons l’agriculture biologique comme le pendant inverse de l’usage des pesticides – puisque cela n’est pas permis dans ce modèle agricole. Afin d’étudier les liens entre usage et exposition aux pesticides, nous sélectionnons des paysages et lieux de vie (communes) avec une proportion plus ou moins élevée d’agriculture biologique et un gradient de présence de haies car ces dernières représentent aussi une barrière à la dispersion de molécules ou des zones d’accumulation.   

 

Quelles actions ont-elles été menées depuis le lancement du projet? 

 

  • Plusieurs actions ont été menées. Tout d’abord auprès des habitants nous avons réalisé des prélèvements de sols, de biodiversité et de poussières afin de quantifier l’exposition aux pesticides. Nous avons également mis en place des interventions dans les écoles autour de l’alimentation, de la biodiversité et de l’environnement. Ces interventions sont pensées pour permettre aux enfants d’avoir une vision de plus en plus systémique des liens entre leurs actions, leur santé, celles des humains et des non-humains avec lesquels ils coexistent.   
  • Enfin, nous avons présenté le projet auprès des professionnels de santé sur le territoire (150) et réalisé une première enquête pour évaluer la connaissance au sein de la profession du concept d’une seule santé et de la mise en pratique de ce concept dans leur milieu.  

 

Je n’ai pas présenté de résultats car à ce stade nous ne sommes pas en mesure de le faire. Cette présentation avait pour objectif de partager avec vous une initiative de recherche à l’échelle d’un territoire, engageant des chercheurs, des non-académiques mais également les habitants d’un territoire dans un processus visant à comprendre comment améliorer la santé de ce territoire.  

 

 

 

 

 

 

 

Rapport IUCN : conflits et coexistence entre humains et faune sauvage avec Juliette Young

Qu’est-ce qu’un conflit et de quels conflits parle-t-on ?  

La définition vers laquelle nous avons convergé au sein du groupe UICN est qu’un conflit est souvent représenté par des frictions (« struggles ») qui apparaissent lorsque la présence ou le comportement de la faune sauvage constitue une menace réelle ou perçue, directe et récurrente, pour les intérêts ou les besoins de l’humain, entraînant des désaccords entre les groupes de personnes et des impacts négatifs sur les personnes et/ou la faune sauvage. Cette définition, d’apparence simple, a pris presque trois ans pour aboutir à sa version finale !  

 

Dans l’imaginaire collectif, le terme “conflit” est synonyme de dispute et donc a nécessairement un résultat négatif. Dans les cas présentés dans le guide, et dans mon expérience, les conflits peuvent être positif dans le sens où ils peuvent être des opportunités amenant à un dialogue, à des actions permettant de transformer une situation en situation moins négative ou d’autant plus positive.  

 

De même, les « objets » du conflit sont aussi souvent associés aux espèces charismatiques en premier lieu (lion, ours, loup, tigre…) alors qu’il s’agit très souvent d’autres espèces auxquelles on n’associe pas de « problèmes » mais qui peuvent aussi être à la base de conflits (corvidés, mustélidés, castors…).  

 

Pour aller plus loin | Quelques caractéristiques des conflits identifiées dans la définition

 

1/ Les interactions directes et récurrentes : les conflits résultent d’une forme de dommage ou menace, perçue ou réelle, causée par la faune sauvage. Toutefois, la mesure dans laquelle cette menace dépend réellement de la présence ou le comportement des animaux va varier considérablement.  

2/ Les conflits entre les humains et la faune sont presque toujours sous-tendus par des conflits sociaux entre les personnes au sujet de la gestion de la faune (exemple du loup en France). Les conflits sont utilisés comme un moyen d’exprimer autre chose n’ayant plus aucun rapport avec l’espèce en question, comme des notions de valeurs, de pouvoirs, de justice sociale, etc.  

3/ Les conflits ont tendance à concerner des espèces menacées et qui peuvent avoir un impact négatif (exemple en Ecosse, où le pygargue a été réintroduit après avoir disparu du territoire). Quand on a des conflits avec des espèces menacées : les enjeux vont être beaucoup plus importants et les solutions beaucoup plus complexes car il n’y a pas la possibilité d’éliminer légalement ces espèces, ce qui exacerbe les conflits sociaux.  

 

 
Le document que tu nous présentes prend la forme d’un guide avec des principes de gestion de conflits illustrés par des études de cas. Quels sont ces principes ?  

Ce document aborde en effet des grands principes auxquels on ne peut déroger dans la gestion de conflits entre humains et faune sauvage. En plus de ces principes, ce que j’affectionne particulièrement dans le guide, est la série de « guiding principles». Ces principes permettent à l’utilisateur de naviguer et de mettre en pratique ces principes. Je reviens sur chaque principe en insistant sur un point ou un exemple.  

 

1/ Ne pas nuire 

Une notion qui m’a particulièrement marquée est le concept de « positionalité », ou la manière dont l’identité d’un individu influence son interprétation du monde et la manière dont il est perçu par les autres. C’est essentiel d’en être conscient et d’être transparent avec cela ! 

 

2/ Comprendre les problèmes et le contexte 

Dans la plupart des conflits, on adopte une vision myope de la partie émergée de l’iceberg qui se restreint aux disputes et on néglige donc toute la partie immergée et sous-jacente aux conflits comme : les connaissances traditionnelles, les questions de valeurs et croyances, de culture ou d’histoire et d’expériences. En effet, si on n’a qu’une vue biaisée d’un acteur, on ne verra jamais le conflit dans son entièreté et cela risque d’avoir des impacts sur la façon dont on décide de gérer un conflit.  

  • Exemple : travail réalisé lors de la réintroduction des castors en Ecosse pour comprendre l’ensemble des attentes et idées des acteurs en lien avec cette réintroduction, en amont de la réintroduction. 
    Coz, Deborah M. and Juliette Claire Young. “Conflicts over wildlife conservation: Learning from the reintroduction of beavers in Scotland.” People and Nature (2020): n. pag. 

 

3/ Travailler ensemble  

Travailler avec les “parties prenantes”, c’est une base. C’est un challenge pratique et éthique à relever pour viser des résultats pour tous. C’est important pour comprendre la situation bien sûr, mais aussi pour que cette compréhension soit partagée, pour établir la confiance nécessaire, trouver des pistes innovantes de résolution – de surcroît pour et par les parties prenantes. 

  • Exemple en Italie dans le cadre d’un projet LIFE coordonné par Valeria Salvatori qui travaillait avec des acteurs du territoire : des éleveurs de brebis qui produisaient un fromage d’appellation protégée dont le cahier des charges voulait que les bêtes soient en liberté. Le retour du loup sur le territoire a entraîné des conflits avec la population locale qui n’était plus du tout habituée à la présence du loup.  
  • Pendant plus de 5 ans, des chercheurs on travaillé avec des acteurs du territoire pour identifier et mettre en place une douzaine d’actions très concrètes sur le territoire. Une grande partie du travail a porté sur l’instauration en amont d’une relation de confiance entre les différentes parties.  
  • Marino, et al., Broadening the toolset for stakeholder engagement to explore consensus over wolf management, Journal of Environmental Management, 2021  

 

Les espèces moins “charismatiques” sont aussi souvent à l’origine de conflits entre humains et faune sauvage.

 

4/ Intégrer la science et la politique  

L’intégration de différents types de connaissances peut contribuer à donner une meilleure image globale d’une situation de conflit et à mieux éclairer la prise de décision. 

  • Exemple en Ecosse : conflit entre deux espèces protégées : les phoques et les saumons. En 2003-2004, les gouvernement écossais a observé une chute importante du nombre de phoques et de saumons ce qui l’a amené à interdire toute chasse de phoque, face à quoi des pêcheurs ont mis en place une approche de gestion de conflit dans laquelle les connaissances des chercheurs et des acteurs locaux étaient intégrés, et où ils sont allés voir le gouvernement à la demande de paramètres au sein desquels ils pouvaient naviguer pour continuer leurs activités sans pour autant nuire aux populations de phoques.  

 

5/ Permettre des trajectoires durables  

Dans les situations de conflit, les différents acteurs ont souvent des points de vue différents sur ce qui constitue un conflit géré. Sans comprendre ces différentes perceptions, sans en discuter et sans parvenir à un accord, il est peu probable que les acteurs parviennent à un avenir souhaitable. 

  • Exemple en Bourgogne-Franche-Comté : identification d’une vision commune de l’agriculture durable au sein de la région. Des trajectoires durables ont été développées par des acteurs du territoire. Avec des solutions axées sur la communication entre agriculteurs et avec d’autres acteurs du territoire.  
    Young, Calla and Lecuyer. “Just and sustainable transformed agricultural landscapes: An analysis based on local food actors’ ideal visions of agriculture.” Agriculture, Ecosystems & Environment (2023): n. pag. 

Privatiser pour mieux conserver : quelles sont les limites ?

Depuis quand une certaine tendance à la privatisation des espaces naturels s’est-elle développée ?

 

La privatisation est une idée très présente dans les politiques de conservation depuis les années 1980. Cette idée est liée au tournant néo-libéral dans les campagnes de conservation de l’environnement. Dans les pays du sud, elle était associée à des injonctions faites par les bailleurs de fonds à développer des droits de façon systématique, à la fois sur le foncier et sur les ressources. Dans l’imaginaire associé aux politiques de conservation, l’idée selon laquelle on ne peut conserver ou gérer que ce que l’on possède était très présente. Pour cela, il devait alors exister des droits de propriété sur les ressources sauvages pour qu’elles soient gérées de façon adéquate. De plus, dans ces années-là, s’opposer au marché ne semblait pas efficace. Il était plus judicieux d’envisager une exploitation durable des ressources. L’idée qu’on peut sauver la nature en l’exploitant relevait d’une question de pragmatisme. Quand on constate qu’on ne parvient pas à s’opposer aux pratiques illégales comme le braconnage, il relève du bon sens de se tourner vers des efforts de traçabilité des ressources sauvages exploitées plutôt que de tenter de prohiber ces marchés.  

 

 

Quelles ont été les premières applications de ce modèle de gestion ?    

 

Les premiers projets, très débattus, concernaient les espèces menacées de la faune et de la flore. Ces débats étaient liés à la Convention de Washington de 1973 (la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction – Cites) ou à des aspirations à déclasser certaines populations, notamment celles d’éléphants d’Afrique australe. Certains pays considéraient qu’après les efforts engagés pour le développement d’aires protégées, des populations d’éléphants étaient trop importantes au regard de la superficie des aires. Ainsi, accorder la gestion des droits de chasse à des communautés en périphérie des parcs nationaux pouvait être une solution. Or, si les populations d’éléphants ont pu augmenter, c’est avant tout grâce aux parcs nationaux.  

 

 

La mise en place de ce modèle de gestion est-il efficace ?  

 

Du point de vue de l’efficacité, la privatisation est difficilement justifiable. Il est difficile d’isoler ces effets de celles des politiques passées. Et on ne dispose pas d’évaluations de l’efficacité intrinsèque de l’outil consistant à développer des droits de propriété, cependant, il a été mis en avant pour d’autres critères. Par exemple, pour des questions d’équité et pour répondre à des mouvements sociaux. De nombreuses ONG s’élèvent contre des politiques de conservation publiques excluant les populations locales, les privant d’accès à un certain nombre de ressources. Le modèle privé propose d’accéder à des ressources économiques en échange de ressources biologiques. Malgré tout, il existe dans l’imaginaire économique dominant d’inspiration libérale l’idée selon laquelle la propriété est associée à la responsabilité et à la bonne gestion. Mais il n’existe pas de démonstration théorique de la supériorité de la propriété privée sur d’autres formes d’appropriation : cette idée est purement idéologique.  

 

 

Le modèle privé peut-il remplacer une gestion publique de l’environnement ?

 

Bien souvent, la privatisation est envisagée en complément d’efforts mis en place à travers des politiques publiques. Le but est de les prolonger sur de nouveaux espaces, car les réserves foncières allouées à la conservation sont limitées et s’appuyer sur des intérêts privés est un moyen de conserver plus de territoires. C’est ce qui est mis en avant pour justifier les projets de banques de conservation.  

 

 

Cela peut-il favoriser le développement local et les valeurs locales associées à la nature ?   

 

Exclure les populations locales des politiques et des espaces dédiés à la conservation est injustifiable d’un point de vue éthique et politique. Il existe de plus en plus de lectures décoloniales des politiques de conservation qui accusent les parcs nationaux de fonctionner sur des représentations de la conservation occidentales. Ces nouvelles lectures rejettent le principe qu’au nom de la préservation de la biodiversité, qui est un patrimoine commun de l’humanité, on impose des restrictions d’usages à des populations locales dans des États souverains. C’est une forme d’impérialisme vert.  

 

 

Il y a eu un engouement certain il y a une dizaine d’années pour ce modèle de gestion. Pourquoi cet élan s’est-il essoufflé aujourd’hui ?    

 

Comme tout ce qui touche à l’exploitation des ressources dans la perspective de les sauver ou de les conserver, il existe des limites qui sont celles des marchés. Si on décide de s’appuyer sur l’exploitation économique d’un écosystème pour en tirer des revenus suffisants utiles à une conservation à grande échelle, il faut qu’il y ait de la demande. Lorsque ces modèles ont été mis en place, les marchés n’étaient pas forcément au rendez-vous, aucune étude de marché n’ayant réellement été réalisée en amont. Pour que l’économie puisse être un argument, il faut de vrais revenus. 

 

 

Que pensez-vous des prises de positions fortes quant à la direction à prendre pour la gestion de l’environnement ? 

 

Le danger de telles propositions, c’est de les préconiser d’un point de vue globale et d’en faire des solutions. Si on associe la conservation de la forêt tropicale à l’exploitation des produits non ligneux ou des molécules naturelles qu’elle contient et qui pourraient être utilisées pour la cosmétique ou l’industrie pharmaceutique, cela signifie que des marchés doivent se développer. Il faut que la demande en ressources issues des milieux naturels soit suffisant pour devenir un levier afin de conserver l’environnement. Or, il existe des écosystèmes ayant un grand intérêt biologique en termes de diversité mais qui ne recèlent pas pour autant de produits d’intérêt pour les marchés. Il n’existe pas de corrélation entre les deux. 

 

 

Existe-t-il des exemples d’évolution de programmes basés sur un tel modèle de gestion ? 

 

Je pense au programme de gestion Gelose (Gestion localisée et sécurisée), mis en place à Madagascar et qui visait à donner aux communautés locales des droits sur la forêt et sur les ressources naturelles. Les difficultés de mettre sur pied des institutions de gestion locale se sont multipliées. Il y a eu des problèmes de gouvernance et de capture par des élites avantagées. C’est aussi ce qu’il s’est passé avec le programme Campfire qui visait à associer à la gestion de droits de chasse des populations vivant en périphérie de parcs nationaux au Zimbabwe. Le programme a fait beaucoup parler de lui, mais les résultats n’ont pas été probants. Généralement, lorsque les financements cessent, les projets disparaissent. On pourrait dire que c’est un prolongement de ce rapport colonial qu’un certain nombre d’ONG contestaient dans la gestion publique. Donner des droits d’un genre nouveau sur des usages nouveaux encadrés de manière très spécifique par des populations qui n’ont pas forcément les formes d’organisation et les instances pour se saisir efficacement de tout ça, c’est souvent difficile.  

 

 

Vers quel modèle devrions-nous nous tourner à l’avenir ?  

 

C’est difficile de renoncer à un modèle unique. L’important, c’est de ne pas tout miser sur l’économie, qui a été très présente. Il faut arrêter de penser que les arguments et incitations monétaires sont les seuls arguments perceptibles par les acteurs, qu’il s’agisse du grand public ou des politiques. Les choix d’aménagement du territoire et de conservation de l’environnement sont des questions complexes. Il faut remettre l’économie à sa place en prenant conscience que les représentations qu’on s’en fait dans le monde de la conservation sont plus idéologiques que théoriques et ne correspondent pas toujours à la réalité des pratiques économiques.

Reconnecter au vivant par les émotions : le nouveau défi de la presse naturaliste

Quel a été le point de départ à l’origine de la création de La Salamandre ?  

 

Tout a commencé par une enfance à la campagne, remplie de balades dans la nature, qui m’ont permis de satisfaire la curiosité que j’avais pour le monde du vivant. Quand j’étais enfant, j’ai très vite eu conscience que la nature déclinait, ce qui a suscité beaucoup de colère et de tristesse. Alors je me suis demandé ce que je pouvais faire, à ma modeste échelle. Et comme j’avais beaucoup de plaisir à partager cette passion pour la nature, je me suis dit que j’allais créer un petit journal avec le peu de moyens que j’avais. J’ai commencé à taper sur une vieille machine à écrire héritée de mon grand-père. J’ai d’abord écrit sur les crapauds, les pissenlits, les hirondelles, etc. Et La Salamandre est née. Depuis les choses ont bien changé ! Aujourd’hui, les jeunes feraient un podcast, une chaîne YouTube ou un compte Instagram, mais à l’époque tout ça n’existait pas encore.  

 

 

Quels sont les principaux objectifs que vous aviez en créant la revue ? 

 

Pour nous, l’objectif n’est pas que les gens connaissent la biodiversité dans ses moindres détails. On ne veut pas former de parfaits naturalistes. Notre but est de reconnecter les gens au monde du vivant en passant par les émotions. On essaie de raconter des histoires pour créer de l’empathie. En étant touché par ces histoires, le vivant reprend de la valeur.  

 

 

Comment faites-vous pour continuer à toucher le public ?  

 

Pour toucher le plus de monde, nous essayons de multiplier les formats. En plus des différentes revues que l’on propose, nous éditons entre dix et quinze livres chaque année. Nous produisons aussi des documentaires animaliers et nous organisons un grand festival annuel en Suisse. Aujourd’hui, nous essayons de mettre davantage l’accent sur le numérique pour toucher les jeunes. Une des spécificités de La Salamandre est de véhiculer un message très positif, même s’il est de plus en plus difficile. On a tous besoin de ça, de continuer à montrer le beau et le positif pour que les humains continuent à prendre soin d’eux en prenant soin de la nature.  

 

 

Pensez-vous que réapprendre au public à observer la vie sauvage peut permettre de retisser durablement les liens entre l’humain et la nature ?  Le prochain rapport de l’Ipbes consacré à l’utilisation durable des espèces sauvages traitera de l’observation de la nature comme d’une activité « non extractive ». Elle n’est donc pas sans impact… 

 

Comment peut-on se sentir concerné par quelque chose avec lequel on a complètement perdu contact ? Si je vis en ville et que je passe la moitié de mon temps les yeux collés à un écran, comment puis-je me sentir concerné par la protection de la forêt, des oiseaux et des insectes ? Il est indispensable de retisser le lien entre l’humain et la nature. Aujourd’hui, les écosystèmes naturels subissent des pressions sans précédent, la population humaine ne cesse de croitre et le simple fait d’aller dans la nature et de l’observer peut avoir un effet délétère. Pendant la pandémie de la Covid-19, les gens ont moins voyagé pendant environ 2 ans, ce qui a été une bonne chose pour la biosphère. Mais d’un autre côté, la pression sur les écosystèmes provoquée par les loisirs de plein air s’est intensifiée. Ce paradoxe-là n’est pas facile à gérer. Notre rôle est de recréer du lien en invitant les gens à sortir, certes, mais aussi à observer, à s’émerveiller et à remettre en question certains de leurs comportements et de leurs pratiques. 

 

 

Considérez-vous que l’éducation à l’environnement puisse être un réel changement transformateur ?  

 

Malheureusement, je crois que jusqu’ici, force est de constater qu’elle ne l’a pas été. Ça fait quarante ans que c’est mon métier et qu’avec mon équipe nous sensibilisons des centaines de milliers de gens, à côté de nombreuses autres organisations qui le font à plus grande échelle encore. Pourtant, le monde continue de courir à la catastrophe. Je pense qu’il faudrait changer d’échelle pour que cela devienne un changement transformateur. Dans nos sociétés occidentales, aujourd’hui, il y a un vrai problème culturel, notamment en France. La nature n’est pas considérée comme un sujet important ou même sérieux. Au premier plan, il y a la culture, toutes ces œuvres magnifiques que créent les humains. Aujourd’hui, on parle de sujets comme la protection de la ruralité ou de questions comme celles liées aux pratiques de chasses. Mais au fond, la biodiversité n’a pas l’air d’être culturellement quelque chose d’important. Ça évolue dans le bon sens, bien sûr, mais encore trop lentement. Je pense qu’il y a encore cet héritage des philosophes du siècle des Lumières qui est bien ancré dans les mentalités. Il faut comprendre qu’en détruisant la nature, on détruit l’être humain. 

 

 

Comment remédier à ce constat d’échec ?  

 

J’ai récemment rencontré le philosophe Baptiste Morizot dont je trouve la pensée très nourrissante et dont je partage le diagnostic. Le mot de « nature » accumule un peu les casseroles. Déjà la nature, c’est futile par rapport à cette magnifique culture créée par les humains. Et c’est aussi un peu infantilisant. A la rédaction, on s’en rend bien compte. Quand on présente notre travail à des personnes qui ne nous connaissent pas, ils nous répondent souvent : « Ah, c’est super ! Je vais montrer ça à mes enfants ». Or, la nature est un sujet sérieux qui concerne tout le monde. Le mot de nature est presque devenu infantilisant. Je pense que la première chose à faire est de changer le discours et de parler par exemple de « monde vivant », qui est bien plus puissant car il nous inclut directement. Ensuite, il faut être plus attentif à nos systèmes éducatifs. Il y a une véritable révolution à faire dans ce domaine.  

 

 

Participez-vous à cette révolution de l’éducation ?  

 

Complètement. Nous avons édité un livre qui s’appelle « L’école à ciel ouvert », un manuel pour les enseignants qui respecte les programmes des écoles suisses et françaises. Le propos de ce livre est de montrer aux enseignants que tout peut être appris dans la nature. On peut faire des mathématiques, de l’anglais, de la physique et de la géographie dans la forêt. Le but n’est pas juste de faire des sorties dans la nature une fois par mois pour apprendre le nom des arbres, mais de faire toute l’école en lien avec le monde vivant.  Les vertus pédagogiques sont nombreuses ! Les enfants peuvent établir un vrai lien à la nature, tout en bénéficiant d’un cadre sain et propice à l’expérience. C’est encourageant, car ce livre rencontre un grand succès, encore aujourd’hui. Ce genre d’initiative est importante, parce que là, on est sûr de toucher tout le monde. En visant les écoles, on touche aussi les adultes. On entend souvent le discours qui consiste à dire que « c’est important de sensibiliser les jeunes, car ce sont eux qui dans 20 ou 30 ans vont devoir corriger nos erreurs ». Mais on ne peut plus dire cela aujourd’hui. Les changements doivent venir maintenant. En sensibilisant les enfants, ils deviennent des alliés pour amener à des changements de comportements des adultes, peut-être de manière plus rapide qu’en sensibilisant directement les adultes. Les enfants sont un peu comme des catalyseurs de changements sociétaux. En les sensibilisant, notre cible est aussi les adultes qui sont les décideurs d’aujourd’hui.

Gestion adaptative : une chasse durable est-elle possible ?

Qu’est-ce que la gestion adaptative de la chasse ?

 

Cette mesure vise à ajuster les prélèvements en fonction de l’état de conservation des espèces chassées, en s’appuyant à la fois sur la concertation des parties prenantes et sur les données scientifiques. Elle a été introduite en France dans la loi du 24 juillet 2019, portant création de l’Office français de la biodiversité (OFB). Réglementairement, il y a, aujourd’hui quatre espèces soumises à la gestion adaptative : la tourterelle des bois, le grand tétras, la barge à queue noire et le courlis cendré. Mais l’idée est de l’étendre à toutes les espèces exploitées, non seulement chassables mais aussi peut-être un jour pêchables.

 

 

En quoi cette gestion diffère de ce qui était précédemment mis en place ?

 

Jusqu’à présent aucune réglementation, sauf quelques rares exceptions concernant surtout les espèces sédentaires, ne s’appliquait au nombre à prélever. La régulation des prélèvements, pour la chasse des oiseaux, se faisait essentiellement par la durée de la saison de chasse. Or avant l’arrivée de cette modalité de gestion, les chasseurs pouvaient avoir tendance à considérer certains gibiers, et notamment les oiseaux migrateurs, comme une manne infinie qu’ils pouvaient prélever à satiété. La chasse, entre le milieu du 19e et le début du 20e siècle, a pu ainsi prendre des allures industrielles pour les besoins de certaines industries comme la chapellerie : les plumes étant très prisées pour décorer les chapeaux, ou l’agroalimentaires avec les usines de conserves de canards sauvages dans le nord de l’Europe. Des millions d’oiseaux ont été prélevés à cet effet. Mais ces prélèvements illimités n’ont pas pu durer très longtemps, car les populations ont fortement diminué, atteignant a priori leurs niveaux les plus bas à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Des réglementations ont alors vu le jour. Les saisons de la chasse se sont raccourcies, certaines espèces en danger critique ont été placées sous statut de protection. La chasse d’autres espèces, comme les petits oiseaux, tel le rouge gorge, pour des raisons éthiques a été interdite. Si toutes ces régulations combinées ont permis d’atténuer le déclin de certaines espèces, il n’était pas encore question du volume des prélèvements. Un chasseur pouvait, sur une période donnée, prélever autant d’individus d’une espèce qu’il le souhaitait, pourvu que la chasse soit ouverte, et que certaines limites ne soient pas imposées localement par les sociétés de chasse.

 

 

Comment la gestion adaptative a-t-elle vu le jour ?

 

Elle a été introduite en Amérique du nord dans les années 1990 pour la chasse des oiseaux d’eau, les anatidés. À cette époque, des épisodes de sécheresse ont provoqué le déclin de certaines populations de canards et les questions qui se posaient alors étaient les suivantes : la chasse avait-elle un effet additionnel ou, comme le suggérait une étude, la chasse n’avait qu’un rôle compensatoire à la mortalité naturelle, autrement dit les oiseaux seraient morts à cette période d’une façon ou d’une autre ? Ce défaut de connaissances conduisait à l’impossibilité de proposer des quotas sur lesquels tout le monde pouvait s’accorder. Si la chasse prélève des oiseaux qui mourront par ailleurs, pourquoi alors en limiter les prélèvements ?

 

 

Comment les parties prenantes se sont accordées ?

 

Un groupe de scientifiques a proposé de mettre en place une gestion adaptative des prélèvements d’oiseaux d’eau, dans le but d’encadrer la pratique de la chasse, mais aussi d’améliorer simultanément les connaissances et l’état de conservation des espèces. Ils ont réuni différentes parties prenantes comme les instances fédérales, les chasseurs et les naturalistes pour s’accorder à la fois sur des tailles de population cibles et sur une réglementation avant le début de la saison de chasse. Les populations d’anatidés ont alors été suivies durant l’année pour être ensuite confrontées aux prédictions de différents modèles, de manière à faire évoluer la connaissance du fonctionnement du système. Si les connaissances collectées depuis 1995 ont conclu que la chasse jouait bien un rôle additif à la mortalité naturelle des anatidés, les mesures mises en place, ont permis à ces populations d’oiseaux d’aller nettement mieux. Les objectifs de taille de populations initialement visés ont été pour la plupart des espèces très largement dépassés depuis.

 

 

À partir de quand la France a-t-elle choisi d’adopter ce modèle ?

 

Au début des années 2000, en France, une grande tension agitait les défenseurs de la nature et les chasseurs. Les débats portaient sur les volumes de prélèvements ou les périodes de chasse, pour l’oie cendrée ou la tourterelle des bois par exemple. Les bons résultats de la gestion adaptative conduite en Amérique du Nord sont parvenus jusqu’en France. Ce modèle est apparu aux yeux de tous comme un modèle de gestion durable, car fondé sur les connaissances et permettant aux parties prenantes de se mettre autour d’une table et de s’accorder. La gestion adaptative a été graduellement introduite en Europe pour les différentes espèces d’oies, puis en France pour certaines espèces d’oiseaux sédentaires ou migrateurs.

 

 

Comment cette gestion a-t-elle été accueillie par les parties prenantes ?

 

Les dissensions résident dans la manière dont cette gestion adaptative doit être appliquée : faut-il utiliser tel ou tel modèle de dynamique de population ? Lorsqu’une incertitude apparaît, faut-il faire valoir le principe de précaution ? etc. De façon générale les chasseurs acceptent le principe des quotas et le suivi scientifique pour déterminer les causes premières du déclin des espèces chassées, mais ils estiment qu’ils n’en sont pas forcément directement responsables et qu’ils paient le prix pour les autres. Selon eux, il est plus facile de réglementer la chasse qui est un loisir que de modifier les pratiques agricoles qui dans bien des cas sont les causes directes du déclin des oiseaux. C’est le cas par exemple de la tourterelle des bois qui a vu ses populations chuter à cause de la perte d’habitat liées à l’agriculture. Sa taille de population est devenue si faible qu’elles ne peuvent aujourd’hui plus soutenir le prélèvement et sa chasse est actuellement suspendue.

 

 

Quels impacts concrets la gestion adaptative va avoir sur les pratiques de chasse ?

 

Elle va impliquer certaines contraintes, en particulier l’existence de quotas de prélèvements et l’obligation pour les chasseurs de renvoyer chaque année leur tableau de chasse rapidement après la fin de la saison. Mais cette gestion adaptative leur promet aussi un gibier globalement abondant grâce à la réglementation sur les prélèvements ou la période de chasse qui fluctuera en fonction de l’état et des connaissances des populations cibles.

 

 

Quand sera-t-elle appliquée aux autres espèces ?

 

Cette gestion est encouragée par l’Europe. Il est probable que dans les cinq prochaines années, elle soit mise en place pour une grande partie des 90 autres espèces qui aujourd’hui sont chassables en France.

Réduire l’impact environnemental et valoriser les pêcheurs : la combinaison gagnante pour une pêche durable ?

Quel a été pour vous le point de bascule qui vous a poussé à vouloir faire évoluer le commerce des produits de la pêche ?  

 

Au début de ma carrière d’ingénieur agro-halieute, je me suis retrouvé pendant un an sur les bateaux et j’ai pris conscience de tout ce que j’avais théorisé pendant mes études. C’est-à-dire que les pêcheurs ne savent jamais ce qu’ils vont attraper, ni quand ils vont pouvoir sortir en mer, ni même combien ils vont pouvoir vendre leurs prises : bref, ils sont soumis à une grande instabilité. Le plus souvent, j’ai rencontré des équipages déçus d’avoir trimé dans la tempête pendant plusieurs heures pour finalement très mal vendre leur produit. Certains me disaient : “Moi, je vends en direct. De cette manière, je valorise mieux mon poisson et je peux me permettre de ne pas aller en mer quand le temps est mauvais”.  

 

Qu’avez-vous mis en place pour répondre à cette prise de conscience ?  

 

Au début, pas grand-chose… Je me suis retrouvé à travailler à la direction des pêches du ministère de l’agriculture où je subventionnais des projets de recherche et développement ou d’investissements à bord de navires. Mais petit à petit, je me suis intégré dans les systèmes d’Amap et j’ai découvert ces offres de paniers avec de super produits, bons, provenant directement du producteur, bien payés et issus de pratiques vertueuses. Là, je me suis dit qu’il fallait faire la même chose avec la pêche.  

 

Quelles sont les valeurs que cherchent les consommateurs en se tournant vers vous ? 

 

Récemment, nous avons fait un sondage auprès de nos abonnés. On distingue deux cas. Les plus anciens clients nous disent que c’est la qualité du produit et le goût qui fait la différence. Je pense que l’on n’est pas tombé dans l’écueil de certains produits issus du commerce équitable ou du vin bio qui proposent de bonnes valeurs mais qui n’offrent pas de bons produits. Pour les abonnés plus récents, la différence se fait sur l’engagement de durabilité qui est associé à une certaine valeur de confiance. Aujourd’hui, les gens se méfient des labels. Nous mettons en avant des produits frais, durables et éthiques, avec derrière une véritable transparence et de vrais critères.  

 

Qu’est-ce qui fait que votre activité est durable ? 

 

D’abord, nous travaillons avec certains types de navires de manière exclusive. C’est-à-dire que nous ne mettons dans nos paniers que des produits issus de la petite pêche côtière. Concrètement, cela signifie que nous ne travaillons qu’avec des bateaux de 12 mètres au plus qui sortent à la journée uniquement et qui embarquent trois marins au maximum pour la pêche au filet. Mais nous avons aussi des critères techniques. Nous ne travaillons qu’avec des pêcheurs qui utilisent des techniques douces ou passives. Concrètement, il s’agit d’engins que l’on pose dans l’eau et que l’on revient chercher plus tard comme des hameçons, des lignes, des casiers ou des filets. Nous valorisons aussi la pêche à la main, en plongée ou à pied. Évidemment, nous refusons de travailler avec des pêcheurs qui utilisent des chaluts ou des dragues qui, selon les scientifiques, abîment les fonds marins. Nous faisons aussi attention à la sélectivité : nous achetons ce qui est pêché, même s’il s’agit de poissons peu connus par le consommateur.  

 

Comment rémunérez-vous vos pêcheurs ?  

 

Aujourd’hui, c’est assez hétérogène. Il y a les poissons les plus demandés payés quasiment au prix du marché, comme les bars, les soles ou les turbots. Et pour les espèces moins connues, nous payons beaucoup plus. Globalement, nous nous engageons à payer 20 % de plus que le marché.  

 

Qui sont les pêcheurs qui travaillent avec vous ?  

 

On rencontre des pêcheurs qui sentent que leur filière n’est pas assez valorisée. Il n’y a pas de “bio” pour la pêche, donc pas de possibilité pour les pêcheurs d’afficher clairement leurs pratiques vertueuses. Pour moi, un défaut des certifications “pêche durable”, c’est qu’elles veulent absolument raisonner à l’échelle de la pêcherie et non à celle du pêcheur. Je pense que tout pêcheur ayant des pratiques objectivement vertueuses devrait pouvoir être labellisé. Ce sont ces pêcheurs-là que l’on va chercher, ceux qui n’arrivent pas à travailler à petite échelle parce que la filière ne les met pas en valeur et ne les rémunère pas assez. On travaille aussi avec de nombreux pêcheurs qui s’installent, qui font peu de volume et pour lesquels il est plus facile de vendre aussi les espèces habituellement dénigrées par le marché.  

 

Pour les pêcheurs, ça change quoi concrètement ?  

 

Ce que nous voyons aujourd’hui avec les sondages que l’on fait auprès de nos pêcheurs, c’est que 30 % d’entre eux nous vendent des espèces qu’ils jetaient à la poubelle auparavant. En réduisant ce gaspillage, on réduit considérablement la pression sur les autres espèces habituellement plus exploitées. D’autres nous déclarent pouvoir se permettre de mettre moins d’engins en mer, de passer moins de temps à pêcher, de mettre moins de longueurs de filets, ce qui, encore une fois, réduit la pression de pêche.  

 

Est-ce que ce système peut s’étendre à une plus grande échelle et devenir un vrai changement transformateur ?  

 

C’est le rêve que l’on avait au départ. Nos objectifs premiers sont d’assurer des bons prix toute l’année et de voir, grâce à ce système de paniers qui assure l’écoulement de nos produits, que les stocks de poissons s’améliorent. D’ailleurs, nous avons des scientifiques qui évaluent actuellement notre impact en mesurant l’activité des bateaux, les quantités attrapées et les nombres de jours passés en mer. Vendre du poisson, c’est juste un moyen d’arriver à cette fin, de créer un levier en payant mieux les pêcheurs, au lieu d’attendre que les stocks de poissons soient dégradés à un tel point qu’il faille soumettre les pêcheurs à des mesures coercitives comme l’instauration de quotas parfois inadaptés et en décalage avec la réalité économique.  

 

Quels sont vos prochains challenges ?  

 

La prochaine étape, c’est d’inciter de nouveaux professionnels à se conformer à nos critères de durabilité, pour valoriser le mouvement des nouveaux pêcheurs qui s’installent et qui pratiquent la pêche à la ligne ou au casier. Il faut les aider à transformer plus en profondeur la filière. Aujourd’hui, il y a un vrai risque de rachat des petits bateaux. L’idéal serait de faire l’inverse : sanctuariser de petits bateaux, voire acheter des gros bateaux pour les transformer en petits. Le jour où l’on arrivera à obtenir un volume suffisamment important et où l’on pourra dire à un pêcheur qui fait 50 tonnes de poissons dans l’année qu’on est là pour lui, on deviendra un vrai levier.

Les systèmes alimentaires des peuples autochtones : un lien fort aux espèces sauvages comme réponse à la crise des régimes alimentaires

Comment définissez-vous les systèmes alimentaires des peuples autochtones ?   

 

D’abord, il est important de définir ce qu’est un peuple autochtone. Il s’agit d’un statut revendiqué par certaines communautés, juridiquement reconnu par les Nations Unies, sur la base d’un certain nombre de traits. Un de ces traits est un lien fort et ancien avec un territoire qui se traduit par une connaissance approfondie de ses ressources, de leur diversité et de leurs usages (alimentaires, médicaux, etc.). Un autre de ces traits est que ces peuples autochtones se définissent comme porteurs d’une relation et d’une sensibilité particulières au monde dans lequel ils vivent, relation qui s’inscrit dans un ensemble de valeurs respectueuses du vivant. 

 

 

Combien de personnes constituent l’ensemble de ces communautés ? 

 

On estime qu’ils sont un peu moins de 500 millions. Contrairement à une idée un peu ancienne et caricaturale, il n’existe que très peu de chasseurs-cueilleurs dans ces communautés. Cependant, ces communautés revendiquent des systèmes alimentaires reposant sur des ressources locales et sur une dimension collective très forte : à la fois dans l’accès aux ressources souvent gérées de façon collective, mais aussi dans le travail de production, de préparation et dans le partage des aliments. Ces communautés entretiennent des dispositifs de solidarité alimentaire. Mais ces systèmes alimentaires créent non seulement du lien social, mais aussi un lien au vivant. Ils sont la plupart du temps biocentriques et, à l’inverse de systèmes anthropocentriques, ne sont pas focalisés sur l’humain.  

 

 

Où sont généralement situées ces communautés ?  

 

Elles se situent souvent dans des zones protégées. Un tiers de la surface mondiale couverte par les zones protégées est occupé par ces communautés. Dans ces zones, ces communautés revendiquent une souveraineté alimentaire, c’est à dire le droit d’accéder aux ressources locales pour préserver leurs pratiques alimentaires et toutes les valeurs bio culturelles qui y sont rattachées.  

 

 

Quel est le lien des communautés autochtones aux espèces sauvages ?  

 

Pour vous répondre, je citerais le Livre Blanc/Whipala sur les systèmes alimentaires des peuples autochtones qui dit : “Depuis des millénaires, les peuples autochtones protègent leur environnement et sa biodiversité”. Ces savoirs et ces pratiques sont revendiqués comme durables. Les systèmes alimentaires autochtones contribuent à la construction de la biodiversité à travers l’agriculture et au maintien des ressources non domestiques par des pratiques d’exploitations durables. Mais attention, le sauvage, dans ces systèmes, ce n’est pas que du gros gibier. On se focalise parfois sur les grandes espèces emblématiques, mais les ressources alimentaires sauvages ce sont aussi des plantes, des insectes, des poissons, etc. La revendication des peuples autochtones d’être à la fois protecteurs et utilisateurs de la biodiversité est parfois mal comprise et l’équilibre est souvent fragile et difficile à maintenir.    

 

 

Pourriez-vous donner un exemple ? 

 

Prenons l’exemple des BaTonga, une population située au Zimbabwe, de part et d’autre du Zambèze. Des études montrent toute l’importance des ressources sauvages dans leur alimentation. Celle-ci se remarque à plusieurs niveaux. D’une part par la contribution à la diversité alimentaire et notamment par le nombre d’espèces consommées. En effet, les BaTonga exploitent 60 espèces animales dont 18 sauvages. Pour les plantes, c’est plus de la moitié des espèces consommées qui sont sauvages, 37 sur un total de 58. À titre de comparaison, on sait que l’alimentation mondiale basée sur le secteur agroalimentaire ne repose essentiellement que sur une dizaine d’espèces végétales et une dizaine d’espèces animales. D’autre part, les ressources sauvages sont importantes car l’alimentation des BaTonga est culturellement riche de ces espèces. Plus de la moitié des préparations culinaires répertoriées par l’étude inclut des ingrédients sauvages. Enfin, ces ressources permettent de réduire la vulnérabilité des BaTonga face aux crises. Pendant la pandémie mondiale de Covid-19, ils ont eu un recours accru aux ressources alimentaires sauvages, ils ont cueilli des fruits, chassé des oiseaux, etc. Ceci a permis de limiter l’impact des pénuries et des baisses de revenus liées à la pandémie.  

 

 

En quoi l’étude de ces systèmes peut-elle favoriser la durabilité du système alimentaire global ? 

 

Les peuples autochtones revendiquent des systèmes alimentaires durables. Ces systèmes sont sans doute porteurs de solutions à considérer pour répondre à la crise actuelle des systèmes alimentaires. Mais c’est peut-être moins leur rapport aux aliments, bases de leur alimentation, que leur rapport culturel qui doit nous inspirer. La principale cause de la crise que l’on traverse actuellement est la perte de sens de notre alimentation. Comme le signale le sociologue Claude Fischler, nous consommons des “objets comestibles non identifiés”. La distanciation entre les mangeurs et les aliments a des conséquences néfastes sur nos interactions avec le vivant, sur ce que l’on se croit “autorisé” à faire. Je suis particulièrement attachée à un certain nombre de concepts qui permettent de repenser nos systèmes alimentaires comme celui d’écologie de l’alimentation qui est un domaine très intéressant. Repenser notre alimentation comme un moyen de se relier les uns aux autres, de redonner une valeur aux relations sociales qui peuvent se tisser à travers l’alimentation, c’est revendiquer une qualité du lien avec les non humains et enfin redonner un sens au vivant. Je crois que, face à la domination de la rationalité technico-économique, ces préoccupations sont associées à de la sensiblerie et donc évacuées de nos réflexions. Mais il faut redonner sa place à l’intime et à l’affectif dans notre lien à la biodiversité. Ce que nous apportent les systèmes alimentaires des peuples autochtones, c’est la possibilité de renforcer ce lien à travers l’alimentation. Pour qu’ils soient durables, le “sensible” doit être intégré pleinement à nos systèmes alimentaires. 

 

 

Un parallèle existe-t-il entre ces systèmes autochtones et les pratiques d’exploitation ou de consommation en France ?  

 

Je pense qu’il y a énormément de mouvements sociaux en France qui visent à redonner un sens à l’alimentation. L’industrie a séparé les mangeurs des aliments, mais les consommateurs se mobilisent désormais pour essayer de recréer du lien. Il existe de nombreux exemples : les Amap qui visent à recréer le lien entre producteur et consommateur, le commerce équitable, les références au “local”, etc. De nombreux consommateurs du monde occidental se réapproprient de cette manière leur ancrage dans leur espace social et biophysique. Le parallèle entre les revendications des peuples autochtones et celles des nouveaux consommateurs du monde occidental est évident et va dans le même sens.   

 

 

Développer des systèmes plus proches du sauvage, comme les systèmes autochtones, est-il une stratégie levier pour la durabilité des régimes alimentaires ?  

 

Avec les maladies émergentes, le sauvage est perçu de façon accrue comme une menace. L’image du consommateur qui mange un animal sauvage et génère une pandémie mondiale est très présente dans les esprits. Au-delà de ce cliché, je pense que la consommation d’animaux sauvages dans les métropoles asiatiques par exemple, peut aussi être interprétée comme une forme de résistance à une réduction de la biodiversité. Garder une place au sauvage dans notre alimentation est une façon de garder un lien fort et direct avec le vivant. Bien sûr, ce n’est pas facile, surtout face aux enjeux de conservation. Je vis en France dans une zone envahie par les sangliers. Il y a eu des tentatives de créer des filières de viande sauvage, ce qui n’a pas été facile à cause des normes sanitaires strictes et des effets possibles d’une chasse commerciale. De plus, la chasse est de plus en plus difficile à accepter moralement, notamment parce qu’elle a perdu sa fonction alimentaire. Favoriser la diversité des aliments, les produits de la chasse et de la cueillette dans les systèmes alimentaires, présente certains intérêts. Même de façon très ponctuelle, cela peut être un moyen d’entretenir un lien sensible avec le vivant, qui peut aider à la conservation de la biodiversité.

Conserver la nature en Nouvelle-Calédonie : un enjeu complexe entre science et contexte socio-culturel

Quel est le lien spécifique qui existe entre les populations de Nouvelle-Calédonie et la nature ?

 

Pour répondre à cette question, il faut faire un petit détour par le langage. Il n’y a pas de terme pour dire « nature » dans les langues kanak. La dichotomie entre nature et culture n’existe pas. Il s’agit plutôt de liens qui unissent les éléments, humains et non humains. Il s’agit donc pour les hommes et les femmes d’entretenir tous ces liens, entre le requin et le lézard, l’homme et l’igname, la femme et le cocotier, et tout ce qui nous lie à la « terre-mer ». Quand on est kanak, la « terre » ou la « nature », s’étend de la montagne jusqu’au récif, voire au-delà. Cela inclut les vivants et les morts, le monde visible et invisible.

 

Le lien qui unit les populations de Nouvelle-Calédonie avec la nature est très fort, car tout est lien. Aussi, ce lien est entre autres entretenu par la connaissance commune des toponymes, c’est-à-dire des noms de lieux. Chaque toponyme renferme la mémoire du lien d’un clan à la terre et toute son histoire. Grâce à ces toponymes, le lien au territoire persiste à travers les générations.

 

 

N’y a-t-il qu’une seule perception de la nature ?

 

Sur l’archipel calédonien aujourd’hui très multiculturel et métissé, on ne peut pas dire qu’il n’y a qu’une seule perception de la nature. Ce que je peux observer, c’est que les premiers habitants d’ici, les Kanak qui constituent aujourd’hui un peu plus de 40 % de la population ont réussi à partager leur vision du monde, leurs liens forts à des éléments non-humains notamment. Même si cela n’est pas toujours évident pour tous, il y a une certaine reconnaissance de la diversité des savoirs et des représentations de la nature. Chaque communauté a apporté ces manières de voir et nombreuses sont les personnes qui se sont construites en intégrant un peu de cette diversité.

 

 

La gestion de l’environnement prend-elle en compte ces spécificités socio-culturelles de la Nouvelle-Calédonie ? 

 

Au début, dans de nombreux pays du monde, gérer l’environnement consistait à “mettre la nature sous cloche”. Aujourd’hui, on intègre de plus en plus à la fois les habitants, leurs valeurs et leurs pratiques. En Nouvelle-Calédonie, les trois provinces possèdent chacune leur propre code de l’environnement. Celui de la province des îles Loyauté, habitées par une grande majorité de Kanak, a été rédigé il y a seulement trois ans. En amont, des travaux de recherche en sciences de la nature et en sciences sociales ont été menés afin de prendre en compte les enjeux écologiques ainsi que les spécificités des populations et du territoire. Pour vous donner un exemple, avec des collègues écologues, ethnologues et géographes, j’ai mené un travail sur les roussettes, de grandes chauves-souris, qui sont considérées comme des ancêtres dans certains clans et sont globalement très importantes d’un point de vue culturel. Notre travail a été fait pour que puissent être rédigées des réglementations qui s’appuient sur la vision des habitants, sur les pratiques préexistantes et sur les enjeux écologiques. Les règles sont pensées non pas pour protéger une biodiversité seule mais bien la biodiversité et la société. Par ailleurs, dans les codes de la province Sud et de la province Nord rédigés depuis plus longtemps, il est prévu que des dérogations soient possibles pour le prélèvement d’espèces comme la tortue verte à des fins coutumières (pour des mariages, des deuils, des intronisations de chefferies, etc.).

 

 

Existe-t-il une volonté d’intégrer les décideurs locaux dans la gestion des sites naturels ? 

 

Il y a un certain effort d’intégration des décideurs et des acteurs locaux. Pour donner un exemple, six sites de Nouvelle-Calédonie sont inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. Les comités de gestion de chaque site sont généralement composés de représentants locaux (associations locales, coutumiers, femmes et hommes de l‘endroit). On considère volontiers que les acteurs locaux ont un rôle à jouer, mais selon les lieux, ils sont plus ou moins impliqués et écoutés. Il reste du travail à mener pour réellement prendre en compte leur parole et leurs visions.

 

 

Comment concilier les enjeux liés au contexte socio-culturel et les enjeux écologiques ?

 

Je vais utiliser un exemple pour vous répondre. Depuis quelques années, nous menons un projet appelé Espam sur le milieu marin, financé par la Fondation de France et la province des Iles Loyauté. L’objectif a été de travailler sur la diversité des valeurs que les habitants accordent aux territoires marins, en particulier aux animaux marins. L’idée est que si on connaît mieux les valeurs que les gens accordent aux espèces, et donc au territoire, et que l’on parvient à les faire reconnaître par le plus grand nombre, il sera possible de créer des politiques environnementales qui intègrent tant les enjeux écologiques que les enjeux culturels et sociaux. Elles seront ainsi plus ajustées et mieux comprises par tous.

 

Dans le cadre de ce programme, en plus de mener des entretiens longs avec les Calédoniens (de plus de 4 heures parfois), nous avons déployé un questionnaire très court contenant deux questions : “Quels sont les animaux marins emblématiques pour vous ?” et “Pourquoi ?”. Plus de 130 espèces différentes ont été citées, ce qui illustre nombre conséquent d’espèces importantes pour les populations locales. Nous avons créé une base de données nourrie de ces réponses sur les espèces et les valeurs que leurs accordent les habitants. 201 raisons différentes ont été données que nous avons classées en 22 grands thèmes. En Nouvelle-Calédonie, la fonction nourricière accordée aux animaux marins a été très largement citée, puis leur importance coutumière et leur statut d’espèce menacée ou à protéger. Ces résultats ont montré que les valeurs socio-culturelles sont prégnantes. Nous devons donc en tirer des leçons, cesser de tout vouloir traduire en valeur monétaire et créer des indicateurs multiples agrégeant des indicateurs sociaux, économiques et culturels. Trouver les outils à ces fins reste encore un défi mais nous pensons que ce projet apporte sa petite pierre à la réflexion.

 

 

Un des prochains enjeux soulevés par l’Ipbes est d’atteindre un changement transformateur. L’évaluation des valeurs associées à la nature, qui devrait sortir cet été, peut-elle être une des voies pour cela ?

 

 

 QU’EST-CE QU’UN CHANGEMENT TRANSFORMATEUR ?

 

Il s’agit d’une proposition de l’Ipbes qui résulte d’une analyse des causes de déclin de la biodiversité et des échecs politiques de sa préservation ces dernières décennies. Un changement transformateur est défini comme une réorganisation fondamentale et systémique des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs.

 

>> En 2021, la FRB a consacré sa Journée annuelle à débattre de cette notion. + d’infos

 

 

L’idée sous-jacente est qu’il est possible de faire évoluer les valeurs qu’on porte aux choses et notamment à la nature. Il ne s’agit pas de faire converger les différentes valeurs, mais bien de faire valoir leur diversité. Celles-ci ont toujours évolué et on se rend plus compte aujourd’hui de l’existence de différentes manières de penser les choses. Notre mobilité entre les continents, entre les îles, s‘est accélérée et étendue, ce qui conduit aujourd’hui à avoir des territoires habités par une grande diversité de populations ; et chacune établit un lien spécifique avec la terre qu’elle habite. Le système des valeurs caractérisant un territoire devient plus complexe et plus riche. Selon moi, on peut profiter de cette richesse et de cette complexité afin d’analyser la diversité des valeurs, et ce qui conduit chacun à faire évoluer son système de valeurs, notamment pour renforcer ces liens avec les éléments de la nature. J’aime penser que notre objectif n’est pas de protéger l’environnement ou la société, mais bien l’ensemble : les liens humains-natures, les liens entre les humains et les non-humains. Si on arrive à identifier ces changements transformateurs et les manières institutionnelles, collectives et individuelles de les favoriser, on pourra alors renouveler un lien sain entre la biodiversité et la société. Pour préserver cet ensemble, il faut les penser ensemble. La vision kanak du monde, marqués par les liens, peut nous aider. L’attention portée à maintenir ces liens dans le présent doit guider nos actions.

Redéfinir nos rapports à la nature pour mieux la conserver : entretien avec Frédéric Ducarme, chercheur en philosophie

Comment définiriez-vous la notion de « nature » ?

 

« Nature » est un terme difficile à définir, parce qu’il est très large, très inclusif. Ce terme a pu être manipulé pour servir des fins diverses. La « naturalisation », par exemple, est un très bon moyen de faire passer n’importe quelle idée politique puisque si je dis « c’est naturel » et que vous affirmez le contraire, je peux vous taxer d’être contre-nature. La nature s’est donc parfois teintée de cette dimension normative et morale qui l’a rendue d’autant plus politique et « fourre-tout ». Il est donc nécessaire d’une part d’avoir une idée précise de ce que l’on met derrière ce mot pour mieux la préserver et d’autre part de le faire évoluer pour en faire sortir les nouveaux enjeux pertinents.

 

 

Peut-on considérer que « sauvage » et « nature » sont des idées qui se superposent ?

 

Assimiler la nature au sauvage est caractéristique des pays de culture coloniale, comme l’Australie ou les États-Unis. Lorsque les colons sont arrivés, ils ont appelé « sauvage » et « vierge » des territoires qui ne l’étaient en fait pas tant que cela, mais qu’ils ont perçu comme tels. Leur vision teintée de créationnisme leur faisait dire « nous sommes l’Homme, nous sommes la culture, nous sommes la civilisation et nous nous opposons au sauvage, nous mettons le chaos en ordre ». Ainsi, le sauvage revêt deux visions caricaturales : soit il est pensé comme hostile, chaotique, devant être contrôlé, soit il est pensé comme positif, voire naïf, comme une virginité intacte, non souillée et dont il s’agirait de préserver l’innocence. Ce sont des représentations que les États-Unis ont beaucoup mondialisées du fait de son influence depuis 1945. Mais ça n’est pas du tout la vision qu’on en a en France, colonisée beaucoup plus tôt par Homo sapiens. Après la dernière glaciation, ils faisaient partie des premières espèces pionnières qui ont conquis les terres : les écosystèmes en France se sont donc élaborés précocement à leur contact. Il en est de même pour l’Afrique par exemple. L’assimilation de la nature au sauvage est une vision très récente, très romantique et très américaine et il faut toujours situer une vision dans son contexte. Et au lieu d’opposer de manière si binaire le sauvage et le domestique, on peut dessiner un continuum bien plus subtil en distinguant du plus artificiel au plus naturel, l’urbain, le rural, l’agricole, le forestier, le sauvage et enfin le « vierge » – les deux extrêmes étant l’exception, et cette catégorisation n’ayant rien de normatif.

 

 

Peut-on selon vous définir la nature selon les valeurs que l’être humain lui associe ?

 

La nature ne se définit pas forcément directement en termes de valeurs. En revanche, l’humanité va y trouver ou y projeter de la valeur, qui n’est sans doute pas présente de manière immanente. Il existe deux approches de ces valeurs. La première a eu beaucoup de succès à la fin du XXe siècle : elle s’articule autour de la notion de « valeur intrinsèque », c’est-à-dire qu’on attribue une valeur homogène à la nature dans son entièreté. Donc faire du mal à la nature ou à ses constituants est moralement répréhensible. Le problème, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. Parce que si toute la nature a de la valeur de manière égale, ça n’aide pas à faire des choix et à privilégier des modes d’action. La seconde approche propose de hiérarchiser ces valeurs, c’est-à-dire d’admettre que des choses ont plus de valeur que d’autres et de distinguer plusieurs types de valeurs.

 

 

 

L’IPBES DISTINGUE TROIS PRINCIPAUX TYPES DE VALEURS1

 

> Les valeurs instrumentales, qui indiquent si quelque chose a une valeur utilitaire avec un but précis.
Ex : le bois en tant que combustible ou matériau.

 

> Les valeurs relationnelles, qui découlent de l’importance du lien entre les individus ou les sociétés et les autres animaux ou aspects du monde vivant, ainsi qu’entre les individus eux-mêmes, reflétées par les institutions formelles et informelles. 
Ex : la valeur symbolique de l’aigle à tête blanche, emblème des Etats-Unis.

 

> Les valeurs intrinsèques, qqui représentent les valeurs indépendantes de toute expérience ou évaluation humaine. Ces valeurs sont vues comme une propriété inhérente de l’entité (par exemple, un organisme) et ne sont pas attribuées ou générées par des évaluateurs extérieurs (tels que les humains). Chaque être vivant est porteur et garant de sa propre valeur. 

 

 

Que pensez-vous de la typologie utilisée par l’Ipbes ?

 

Je pense que la valeur intrinsèque ne fait pas bon ménage avec les autres types de valeurs, instrumentales et relationnelles, qui sont variables et mesurables, alors que la valeur intrinsèque ne l’est pas, elle ne dialogue pas avec les autres. Dans le système que je voudrais proposer, je parle plutôt de valeur d’existence : c’est-à-dire de partir du principe que l’existence est préférable à la non-existence, la vie à la mort. Quand on n’a aucun intérêt économique ou utilitaire à éliminer un élément de la nature, que ce soit un individu, une espèce ou n’importe quoi d’autre, il est préférable moralement de ne pas le faire. Mais on finit toujours par devoir faire des compromis parce qu’il faut bien manger, se nourrir, se vêtir, se protéger, etc. Donc qu’est-ce qui justifie qu’on doive prendre la décision d’éliminer des éléments de la nature, en outrepassant cette valeur d’existence ? Qu’est-ce qui justifie de manger du rhinocéros plutôt que de la salade ?

 

D’un autre côté, la dichotomie entre valeurs instrumentales et non instrumentales s’applique mal à la nature. Elle est très moralisatrice. Car c’est moins le côté instrumental qui compte que l’effet de notre interaction. Quand je m’émerveille devant un récif coralien, c’est très instrumental – c’est d’ailleurs une industrie. L’important, c’est que je ne lui fasse pas de mal. Inversement, il y a des pratiques non instrumentales qui, par désintérêt, peuvent détruire la nature. Certains peuvent détruire la nature par simple négligence et déconsidération. Je pense donc que le couple destructeur / non destructeur (conséquentialiste) est plus pertinent dans notre rapport à la nature qu’une opposition morale du type instrumental/non (déontique), dont la nature se fiche bien.

 

 

L’absence de consensus concernant la définition de la notion de nature et les difficultés à identifier et à faire cohabiter ces multiples valeurs sont-elles un frein à la protection de la nature ?

 

Est-il souhaitable qu’on tombe tous d’accord ? La pluralité est importante. C’est ce qui fait évoluer une pensée ou ce qui amène à la préciser. On est face à un problème complexe, qui transcende les disciplines universitaires, il est normal que des gens avec des schémas de pensée différents se mettent autour de la table et débattent. Aujourd’hui, les enjeux et les outils de réflexion évoluent, donc il est nécessaire de réfléchir ensemble pour que la conservation de la nature s’améliore dans le temps. Il faut être capable de répondre aux questions « Qu’est-ce qu’on conserve ? », « Au nom de quoi ? » et « Dans quel objectif ? ». Si je dispose de 100 000 euros pour la conservation de la nature, est-ce que je les donne à une association pour la protection du rhinocéros blanc ? Est-ce que je dois l’investir dans la recherche en écologie fonctionnelle ? Est-ce que je dois plutôt acheter une forêt et planter des arbres ? Financer un parti politique ? Tous ces choix reposent sur différentes valeurs. Dans ce sens, il est très important de dégager des méthodes d’identification et d’évaluation des valeurs de la nature, comme tente de le faire l’Ipbes.

 

 

Quelle méthode adopter : essayer de redéfinir la nature dans une vision partagée qui tenterait d’englober un maximum de valeurs, ou plutôt considérer chaque conception de la nature de manière contextuelle, en tenant compte du territoire et de la culture ?

 

Les deux. Redéfinir le concept de nature implique aussi de l’ouvrir et l’analyser pour voir ce qu’il y a dedans. D’un point de vue sémantique, on peut isoler au moins quatre composants de la nature. C’est d’abord une productrice de ressources qu’il faut veiller à renouveler durablement. C’est aussi un écosystème : un ensemble d’espèces qui partagent un milieu et entretiennent des interactions complexes. Mais c’est aussi un patrimoine : on a le jardin des Plantes, le bocage normand, les bords de Loire, etc., qu’il s’agit de conserver et de transmettre. Et enfin il y a la nature comme biosphère, c’est-à-dire comme planète prise dans son ensemble avec son climat et ses nombreux autres paramètres, dont d’infimes variations peuvent nous éradiquer rapidement. Tous ces composants doivent entrer en compte dans la conservation de la nature. Mais parfois, on voit apparaître des controverses de « spécialistes ». Pour caricaturer, penser la conservation en tant que physicien, c’est peut-être irriguer le Sahara et planter des eucalyptus transgéniques sur des millions de kilomètres pour stocker du carbone, et hop ! On a conservé la nature. Mais des biologistes verraient peut-être cela comme une hérésie. C’est notamment pour cela qu’a été créé l’Ipbes, qui se veut être un Giec de la biodiversité, mais animé par des biologistes. Pour inclure cette dimension de biologie et de biodiversité dans la conservation de la nature même à grande échelle.

 

 

Comment la science peut-elle intégrer les savoirs locaux à la réflexion scientifique sur la nature ?

 

Que la science globale prenne en compte toute la multiplicité des savoirs locaux est une nécessité. Mais je me méfie de la mise dos à dos de la science moderne et des connaissances et savoirs locaux. La science moderne s’est nourrie, historiquement, d’une multitude d’éléments issus du monde entier : elle n’est pas, comme on l’entend parfois chez certains relativistes, une vulgaire ethnoscience européenne. La science a toujours cherché à intégrer un maximum de savoirs et à sélectionner les plus satisfaisants sur des bases rationnelles. La science moderne doit sans doute plus à la Chine ou au monde arabe qu’au Portugal ou à la Slovaquie : elle s’est concentrée en Europe à certaines périodes, mais ce n’est plus du tout le cas. Le but est donc d’assurer la participation de tous les savoirs du monde à cette science : pour la pharmacie, par exemple, l’ethnobotanique est d’une importance capitale. D’autre part, les cultures locales, elles, se doivent d’être prises en compte dans les formes et buts que se fixe la conservation de la nature dans ses réalisations locales.

 

 

Quelle est la prochaine étape ?

 

Ce qui compte avant tout aujourd’hui ce sont des outils intellectuels pour l’action. L’Ipbes a le mérite de s’inscrire dans cette démarche. Ça fait 3 000 ans qu’on réfléchit de manière spéculative à la philosophie de la nature, mais aujourd’hui, elle doit s’inscrire dans une action avec des objectifs qu’il va falloir définir, questionner et justifier.

 

 

 

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1         Preliminary guide regarding diverse conceptualization of multiple values of nature and its benefits, including biodiversity and ecosystem functions and services, 2015, IPBES/4/INF/13 

 

#ScienceDurable – L’agroécologie, l’agriculture de demain ?

Julie de Bouville : Qu’est-ce que l’agroécologie ?  

 

Sandrine Petit-Michaut : L’agroécologie scientifique est une branche de l’écologie consacrée aux écosystèmes aménagés par les agriculteurs. Elle vise à comprendre la façon dont fonctionne les milieux naturels domestiqués par l’homme, et ce dans toute leur complexité : les interactions entre les végétaux, les hommes et les animaux mais aussi les éléments biologiques, physiques, climatiques, etc. C’est une approche holistique qui tend à la fois à analyser la façon dont les pratiques agricoles modifient les écosystèmes, mais surtout à apporter des solutions en s’appuyant sur la biodiversité.

 

 

Julie de Bouville : Comment la biodiversité peut-elle être employée dans l’agriculture ?

 

Sandrine Petit-Michaut : Il y a de nombreuses façons, mais l’une d’elle est de se servir de prédateurs pour diminuer la présence de nuisibles dans les champs. C’est ce qu’on appelle le contrôle biologique par conservation. Les carabes sont par exemple de grands alliés pour les agriculteurs. Ces petits coléoptères consomment des limaces et des pucerons, mais sont aussi de grands consommateurs de graines d‘adventices. Nous avons calculé que ces insectes peuvent absorber jusqu’à 4 000 graines par mètre carré et par jour, ce qui représente une consommation de 50 % des graines produites par les adventices. Plus il y a de carabes dans une parcelle cultivée et plus le renouvellement du stock de graines d’adventices diminue.

 

 

Julie de Bouville : Comment favoriser la présence de tels alliés ?

 

Sandrine Petit-Michaut : Dans une étude récente que j’ai menée à INRAEnous avons étudié les taux de prédation de pucerons, d’œufs de Lépidoptères et de graines d’adventices au champ en fonction de la structure du paysage et de l’usage de pesticides. Nous avons montré que moins l’on utilisait de pesticides et plus les paysages autour des champs étaient variés, plus la prédation des pucerons dans les parcelles augmentait. En effet l’usage des pesticides peut impacter les espèces alliéesDans le cas d’un usage modéré ou faible de pesticides, on montre que le contrôle biologique par conservation est plus efficace si les parcelles se situent dans des paysages comprenant de nombreux habitats semi-naturels pour les espèces alliées.  

 

 

Julie de Bouville : Suffit-il d’avoir des paysages variés autour des cultures pour réduire les intrants ?

 

Sandrine Petit-Michaut : Non ce n’est évidemment pas suffisant. Néanmoins, des paysages qui abritent beaucoup de cultures de différente nature et des habitats semi-naturels seront plus à même de fournir le gîte et le couvert à de nombreux organismes utiles. De plus, quand il y adifférentes cultures dans un paysage, cela signifie souvent que les agriculteurs font pousser une diversité de cultures sur une même parcelle au cours des années. Cette diversité de la rotation est un bon moyen d’éviter les infestations de nuisibles, et permet donc de réduire l’usage de pesticides. Certaines façons de conduire les cultures peuvent être intéressantes. Prenons l’exemple des carabes qui pondent leurs larves dans les sols. Si les sols des champs sont trop travaillés, le risque est de tuer les larves. Un champ de blé conduit en agriculture de conservation, dont le principe est de réduireconsidérablement le travail du sol, sera donc plus favorable à ces coléoptères qu’un champ de blé voisin régulièrement labouré.

 

 

Julie de Bouville : Est-on à même de mesurer l’efficacité de tels systèmes ?

 

Sandrine Petit-Michaut : Les systèmes agroécologiques sont difficiles à évaluer car nous avons vu qu’ils reposent sur de nombreux facteurs et organismes qui interagissent entre eux. Les effets du déploiement de ces systèmes à l’échelle du paysage est encore plus complexe. Néanmoins, sur la base de suivis sur le long terme dans différents paysages, on observe des tendances qui peuvent alimenter des modèles et nous permettent de faire des projections. On peut par exemple estimer dans quelle mesure l’ajout de haies ou la diversification des cultures dans un paysage permettrait d’augmenter le nombre de carabes. Mais les modèles ne sont pas suffisants pour convaincre les agriculteurs du bien fondé de nos affirmations, nous devons aussi passer par le terrain de l’expérimentation pour prouver nos affirmations. 

 

 

Julie de Bouville : Avez-vous justement des terrains d’expérimentation ?

 

Sandrine Petit-Michaut : En France, INRAE a installé à Bretenière, non loin de Dijon, la plateforme CA-SYS qui vise à concevoir et à évaluer des systèmes agroécologiques sur une exploitation de 120 hectares. L’objectif est de remplacer les pesticides en s’appuyant sur la biodiversité, cultivée et sauvage, comme moyen de lutte contre les bioagresseurs, en favorisant les auxiliaires, mais aussi pour améliorer la fertilité des sols, en favorisant les organismes dans le sol. En plus de la baisse de l’usage des pesticides, nous cherchons aussi à réduire l’utilisation d’intrants comme l’eau ou l’azote afin de proposer des systèmes agricoles multi performants d’un point de vue agronomique, économique, environnemental et social. La plateforme se donne entre cinq à dix ans pour parvenir à trouver des équilibres écologiques favorables à l’agriculture. Aujourd’hui beaucoup d’agriculteurs sont intrigués et passent sur la plateforme voir ce que nous faisons. C’est encourageant.  

#ScienceDurable – Les écosystèmes côtiers, puits de carbone bleu

Qu’appelle-t-on le carbone bleu ? 

 

Le carbone bleu correspond au carbone séquestré par les écosystèmes côtiers végétalisés. Les marais salés, les mangroves, ou encore les herbiers, sont autant d’écosystèmes susceptibles de capter le carbone sur le court terme, environ une dizaine d’années, dans leur biomasse et sur des temps encore plus longs, des milliers d’années, dans leurs sédiments. Contrairement aux sols terrestres, ces sédiments côtiers ont tendance à s’étendre avec l’augmentation du niveau de la mer On constate donc que la séquestration de carbone par les sédiments et les végétaux augmentent au cours du temps, en particulier lorsque ces écosystèmes sont sains et en bonne santé.

 

 

 

Ces écosystèmes sont-ils tout aussi efficaces que les forêts dans la séquestration du carbone ?  

 

On sait que les marais salés, les mangroves ou les herbiers stockent le carbone 10 à 20 fois plus que les forêts tempérées ou boréales. Lorsque que les forêts séquestrent moins de 10 g de CO2 par mètre carré et par an, les écosystèmes côtiers en retiennent 100 à 200 g. Néanmoins ces écosystèmes représentent une partie moins importante de la surface du globe que les océans ou les forêts. Si certaines études indiquent qu’on obtient un stockage de carbone équivalent aux forêts, les travaux se poursuivent pour mieux quantifier cette séquestration et la part du carbone relâchée vers l’atmosphère.  

 

 

 

Comment comptabiliser le carbone stocké puis relargué ? 

 

C’est extrêmement complexe. Nous travaillons avec d’autres scientifiques à la meilleure compréhension du rôle des zones côtières dans ce cycle du carbone. La principale difficulté vient du fait que nous avons une très forte hétérogénéité spatiale et temporelle. Les échanges de carbone interviennent au niveau de multiples interfaces terrestre-aquatique. Si on sait par exemple que l’océan côtier représente un puits de carbone incontestable grâce à sa production primaire phytoplanctonique, les estuaires émettent, quant à eux, d’importantes quantités de CO2 vers l’atmosphère du fait de l’intense minéralisation de la matière organique qui existe dans ces eaux turbides, c’est-à-dire troubles, limitant la photosynthèse. Entre ces écosystèmes, se trouvent les marais et les vasières intertidales1. Là, de multiples échanges horizontaux et verticaux de carbone existent au sein et entre les compartiments terrestre, aquatique et atmosphérique aux échelles du jour et de la nuit, de la marée, de la saison et de l’année. Ces échanges particulièrement complexes et dynamiques ne peuvent alors être appréhendés que de façon intégrative et multidisciplinaire en faisant appel à des équipes de géographes, de géologues ou d’écologues pour mieux préciser leurs statuts de puits ou source de carbone. 

 

 

 

Il semblerait néanmoins que la biodiversité marine joue un rôle clé dans la séquestration du carbone.  

 

Incontestablement si les débats portent sur la qualification des processus et la quantification des échanges, ils ne retirent rien aux services écosystémiques que nous retirons de cette biodiversité. Si son érosion se poursuit, la capacité à capturer efficacement le carbone de l’atmosphère pourrait être compromise, ce qui aurait pour conséquence d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre et d’intensifier l’acidification des eaux côtières. Malheureusement, ces écosystèmes ne sont pas épargnés par le changement d’usage des terres. D’après les chiffres de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), on sait par exemple que chaque année, près de 2 % des mangroves disparaissent et contribuent au relâchement de 120 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère. 

 

 

 

Est-il possible de restaurer cette biodiversité ?  

 

Depuis les années 1990, les surfaces des herbiers marins ont diminué de moitié à travers le monde. Ceci est à la fois dû à des pressions anthropiques, mais aussi à une pression de parasitisme. Pour protéger ces zones, un certain nombre d’actions ont été mises en place, comme aux États-Unis sur la côte de Virginie où se trouve le site de South Bay choisi pour faire partie d’un vaste projet de restauration des herbiers initié au début des années 2000. À partir d’un simple vestige découvert dans une baie en bord de mer au large de la côte est, The Nature Conservancy et le Virginia Institute for Marine Science ont diffusé plus de 72 millions de graines pour aider à accélérer la propagation naturelle de la zostère (Zostera marina), qui couvre aujourd’hui 13,5 km2. Une étude publiée dans Plos One a montré que ces prairies sous-marines restaurées devraient accumuler du carbone à un taux comparable à celui mesuré dans les prairies sous-marines naturelles. C’est extrêmement encourageant.

 

 

« Préserver les forêts marines pour contribuer aux équilibres de la biodiversité côtière »

par Thierry Thibaut, Maître de Conférences, Aix-Marseille Université, Mediterranean Institute of Oceanographie (MIO), Marseille. Travaillant sur le projet Marfor de Biodiversa.

 

 

« Si les forêts marines d’algues (kelps) ne jouent pas un rôle direct dans l’atténuation du changement climatique, elles y contribuent largement en permettant à la biodiversité côtière de se maintenir. Comme les forêts terrestres, elles abritent un très grand nombre d’espèces. Les forêts sous-marines de Kelps géants, par exemple en Californie, font plus de 40 mètres de haut et sont considérées comme le plus haut niveau trophique du monde avec ses sept à huit niveaux. Lors de perturbations d’origine naturelle ou antropique , plus la biodiversité est importante, plus l’écosystème a la possibilité de se régénérer. De même, lorsque l’écosystème est peu diversifié, les chances de le voir se reconstituer sont faibles. Ainsi assiste-t-on dans certaines zones abimées à des dénudements presque totaux, à cause d’herbivores comme les oursins qui y prolifèrent. Les forêts marines maintiennent donc de haut niveau de services écosystémiques, dont l’atténuation du changement climatique, en contribuant à préserver les écosystèmes côtiers qui sont pour certains des puits de carbone (herbiers de plantes à fleurs marines). C’est entre autres pour cela qu’il faut les préserver à un moment où on assiste à des déclins dans toutes les mers et tous les océans de ces écosystèmes côtiers, notamment en raison de la destruction irrémédiable des habitats due à la construction de ports, de marinas, parkings, mais aussi au surpâturage des herbivores et à une augmentation des températures. »

 

 

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1 Zone au-dessus du niveau de l’eau à marée basse et sous l’eau à marée haute en d’autres termes, des vasières se situant dans le secteur des marées.

Pourquoi maintenir la diversité génétique des animaux domestiques ?

À travers le monde, 14 espèces animales produisent 90 % des protéines consommées par les humains. Les processus d’intensification et de standardisation de la production agricole poussent à une certaine uniformisation de ces espèces. Une spécialisation toujours plus importante de ces animaux est alors recherchée et aboutit à une grande inégalité dans l’usage de ces races : certaines populations de vaches, sélectionnées par exemple pour leur grande production laitière, sont présentes partout dans le monde alors que des populations plus locales voient leurs effectifs baisser ou disparaissent. Cet appauvrissement de la diversité génétique pourrait avoir des conséquences importantes pour le futur de la production et les services rendus par les écosystèmes pâturés par des herbivores domestiques, en l’absence d’herbivores sauvages en nombre et avec une diversité suffisante. Alors comment maintenir une telle diversité ? Par quels acteurs passe cette conservation ? Pour quel rôle au sein des écosystèmes ? Anne Lauvie, chargée de recherche en gestion territoriale des populations animales locales à l’Inra nous éclaire sur les enjeux de la diversité génétique chez les animaux domestiqués.

« Éviter, Réduire, Compenser » : trois clés pour limiter l’artificialisation des terres

La perte de biodiversité sur les territoires français et européens est maintenant actée. Que ce soit la perte de 30 % des espèces d’oiseaux communs en 15 ans dans les campagnes françaises (communiqué du MNHN, 2018), où la chute de plus de 75 % de la biomasse d’insectes en seulement 27 ans en Allemagne (Hallmann et al. 2017), les signaux d’alarmes sont tirés. Malgré ces alertes, l’artificialisation des terres – un des grands facteurs du déclin de la biodiversité – continu inlassablement, et ce dans toutes les régions. D’après une étude du Commissariat général au développement durable, 40 % de l’artificialisation en France se fait dans des zones où le taux de vacance de logements augmente fortement et 20 % dans des communes dont la population décroit. En l’absence de besoin apparent, comment expliquer la poursuite de ce phénomène ? Charlotte Bigard, chercheuse au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (UMR CEFE), conduit des travaux à l’interface entre la recherche et l’aménagement. Elle nous explique les limites et les perspectives de la séquence Éviter-Réduire-Compenser, outil réglementaire majeur pour maintenir le lien entre aménagement et biodiversité.

La pollution des écosystèmes et l’antibiorésistance, deux questions étroitement liées

Chaque année en France, plus de 150 000 personnes sont infectées par des bactéries multirésistantes, c’està-dire résistantes à plusieurs antibiotiques, comme par exemple certains staphylocoques dorés en milieu hospitalier (Carlet & Le Coz, 2015). Ce phénomène, qualifié d’antibiorésistance, provient principalement de notre utilisation fréquente d’antibiotiques pour soigner les humains et les animaux d’élevage, mais pas uniquement. Le rôle de notre environnement dans ces échanges bactériens fait l’objet de nouvelles recherches. Les résidus d’antibiotiques dans les eaux usées, le contact de la faune sauvage avec les bactéries multirésistantes et même la pollution causée par d’autres biocides, tels que les désinfectants, sont des facteurs de propagation de la résistance aux antibiotiques. Marion Vittecoq, chargée de recherche en écologie de la santé à l’Institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes (Tour du Valat), revient sur ces problématiques encore à l’étude.

« Fermons le robinet avant de chercher à éponger l’inondation de plastiques »

Nos sociétés auraient développé une forme d’addiction au plastique, symbole de modernité d’hier devenu fléau environnemental. La mise au point du celluloïd par les frères Hyatt remonte à 1869 mais l’utilisation massive des plastiques débute seulement après la seconde guerre mondiale et se révèle déjà problématique : entre 1950 et 2015, 8,3 milliards de tonnes de plastiques ont été produits. Plus de 79 % sont déjà devenus déchets (Geyer et al., 2017) et s’accumulent dans les décharges ou en pleine nature. Ils contaminent ainsi les eaux et les sols de nombreux écosystèmes, affectant directement ou indirectement la santé humaine et animale. Aujourd’hui, sur l’ensemble du globe, on compte en moyenne 15 tonnes de déchets plastiques accumulés par kilomètre carré, sur terre comme sur mer. Nathalie Gontard, directrice de recherche dans l’unité « ingénierie des agro-polymères et technologies émergentes » à l’Inra, nous présente les enjeux et les implications de cette pollution globale qui nécessite un changement important des pratiques et une baisse de la consommation.

 

Quel avenir pour les plantes et leur utilisation pour notre santé ?

Si la Chine et l’Inde exploitent toujours les ressources naturelles pour se soigner, l’industrie pharmaceutique repose elle principalement sur des produits synthétisés. Cette tendance est-elle un atout ou un risque supplémentaire pour la préservation de la biodiversité ? Bruno David, directeur du département Recherche substances naturelles aux laboratoires Pierre Fabre, nous éclaire sur les usages et le devenir de ces ressources.

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